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Il atteignit à la plus rare exaltation de l’amour. Il n’éprouvait plus que méfiance et mépris pour la raison, car elle n’agrée pas mieux aux émotions du cœur qu’aux passions de la chair. Il niait le monde et se livrait en proie à la musique : « Sais-tu ce que dit le violon, ce qu’il raconte des larmes qui se forment dans les yeux et dans les cœurs enthousiastes ?… Nos musiques sont l’écho des hymnes que les globes chantent dans leur révolution. Le chant des mondes qui évoluent, c’est ce que les hommes essayent de reproduire en s’aidant du luth et de la voix. Nous avons tous entendu ces hautes mélodies dans le paradis que nous avons perdu, et bien que la terre et l’eau nous aient accablés, nous gardons le souvenir des chants du ciel. Celui qui aime alimente son amour en prêtant l’oreille à la musique, car la musique lui remémore les joies de sa première union avec Dieu. »

Il se promenait à travers Konia en y semant des pensées brillantes, émouvantes, que recueillaient ses disciples et qui n’ont pas cessé de s’y multiplier. Le livre de M. Claude Huart les a engrangées, et j’ai suivi sur place leur trace.

C’est la vie de Socrate. Il est assis devant une boutique, dans un jardin, auprès du ruisseau. On l’aborde, on lui propose des difficultés. Il y répond par des formules mystiques ; il exhale en plaisanteries, en images gracieuses la fantaisie divine qui l’enivre. À tout instant, son âme s’agite et bat des ailes, comme un oiseau dans sa cage, et l’oblige à tournoyer.

Un jour, il s’était arrêté au milieu du marché : « Quand la lumière de Dieu entre dans le cœur du vrai croyant, disait-il, ce cœur s’ouvre, s’épanouit, devient une campagne agréable et douce. » — « O prophète, interrogea un des auditeurs, à quel signe reconnaîtrons-nous que notre cœur s’est élargi et qu’une amplitude s’est produite en nous ? — À ce signe que les plaisirs se seront refroidis dans votre cœur, vous paraîtront insipides, et que vous commencerez à devenir étrangers à vos amis mondains… » Ainsi enseignait-il, au moment de la prière du soir, quand la nuit tombait. Les chiens du marché avaient formé un cercle autour de lui. Il lançait sur eux son regard béni, en leur donnant ses explications ; ils agitaient la tête et la queue, et multipliaient les grognements de satisfaction. « J’en jure par Dieu, le Très Haut, très Pur et très Vaillant, dit-il, que ces chiens comprennent notre gnose. » Et il récita :