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sans réfléchir ni consulter de livres, écrit des décisions juridiques en plein concert ; il s’empare tellement de l’esprit des sages qu’aucun ne peut souffler en sa présence ; devant lui la bouche des logiciens reste close, » il répondait : « Il faut renoncer à ces imaginations perverses ; il faut s’occuper constamment des sciences coraniques. » Eh bien ! maintenant, lorsque Djelal commençait le concert, Chems-eddin de Mârbin tenait le tambourin suspendu au-dessus de la tête du Maître et disait : « En vérité, il chante les louanges de Dieu, et quiconque prétend que le concert est une chose illicite est un bâtard. »

Comment Djelal-eddin n’eût-il pas été ébloui de sa propre personne ? Comment n’eût-il pas éprouvé un émoi de ces faveurs divines, dont il se sentait l’instrument, et ressenti de son génie un saint émerveillement ? Comment n’eût-il pas fait sienne cette réponse, qu’il admirait tant, d’un vieux cheikh qui dit à Bayézid : « Tu veux aller au pèlerinage ? Tourne autour de moi, cela vaudra autant que de tourner autour de la Kaaba. Si la Kaaba est la maison de Dieu, affectée par Lui à l’accomplissement de rites religieux, mon être est, au-dessus de la Kaaba, la maison des mystères de Dieu. »

Peu à peu, ses poèmes, partis de la plus sensible réalité, de son amour pour Chems-eddin, passaient à la Réalité suprême. Dans cet usage constant de l’extase, son feu se sublimait, se transnaturait. L’ami terrestre se perdait dans l’Ami céleste.

Un jour que, dans un jardin, les deux pieds dans l’eau du ruisseau, il glorifiait les vertus et le génie de Chems-eddin, un de ses compagnons poussa un soupir et dit : « Bravo ! » et « Hélas ! » — « Pourquoi cet hélas ? » dit le maître. Le disciple répondit : « J’éprouve des regrets parce que je n’ai pas compris notre maître Chems-eddin et que je n’ai pas profité de sa lumineuse présence. » Djelal garda le silence quelques instants, puis il dit : « Si tu n’as pas atteint .Chems-eddin, je jure par l’âme de mon père que tu as atteint celui qui a cent mille Chems-eddin suspendus à chacun de ses cheveux. » Les compagnons manifestèrent des transports mystiques, la danse commença dans le jardin, et le maître se mit à réciter ce ghazel : « Ma lèvre a prononcé tout à coup le nom de la fleur du jardin. Elle est venue et elle m’a dit : Je suis la souveraine et l’âme du jardin. En présence de ma royauté, qu’importe le souvenir d’un quelconque. »