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ne retomba pas d’un degré. Elle devint une perpétuelle ivresse d’amour divin. Il s’attacha avec enthousiasme à leur commune doctrine de l’absorption en Dieu. Plus que jamais, il crut pouvoir éprouver par des moyens mécaniques un avant-goût des félicités de l’union divine. Il cherchait à favoriser ces états de haute exaltation qu’on appelle l’extase, et pendant lesquels il écrivait ses poèmes. « Quitte ce qui est limité, prêchait-il, établis-toi dans l’unité et dans ce qui dure toujours. À cet oiseau sanctifié qui est enfermé dans la cage de l’existence divine, donne un sucre à picorer jusqu’à ce qu’il prenne l’essor. Alors, quand tu seras devenu ivre d’éternité future, saisis l’épée de l’éternité passée, et, comme le Turc combat le misérable Indou, combats la vie. »

C’est dans ces années de douleur, et quand il était submergé dans l’océan de l’amour, qu’il acheva le Mesnévi et qu’il composa le Divan, qui sont ses titres éternels.

Le Mesnévi n’a rien de didactique ni de doctrinal ; il est toute émotion, imagination, et ses vers exaltés semblent battre contre le ciel. Un petit groupe d’admirables idées y sont reprises à l’infini dans des milliers d’images ambiguës, énigmatiques, qui laissent beaucoup à la conjecture. Le lecteur doit chercher sa voie à travers les apologues, les dialogues, les interprétations coraniques, les subtilités métaphysiques, les sermons ; et les plus hautes difficultés y sont submergées sous un flot d’harmonie. C’est pour de tels poèmes qu’il a été dit : « Nous sommes reconnus par ceux de notre race, mais les autres hommes nous renient. » Le Mesnévi nous initie à l’absorption en Dieu ; comprenez-le comme une méthode d’extase. « Jusqu’ici, disait le poète, les Sénaï et les Férid-eddin Attar nous ont parlé des amants comme de deux êtres éternellement séparés ; mais nous prêchons l’amour qui brûle toutes les distinctions, toutes les destinées et qui de deux ne fait qu’un. Ce que nous avons dit repose sur l’idée de l’amour couronné…. » Quant au Divan, — une suite de poèmes dédiés, dans les enthousiasmes de l’intoxication et de la danse, à la mémoire de Chems-eddin, — l’amour, le vin et la beauté s’y présentent avec des couleurs si chaudes et dans des termes si troubles que souvent la même strophe damnera le pécheur et ravira les saints. Djelal-eddin le dicta tout entier sous l’influx du fou de génie qui continuait, même dans la mort, à le fasciner.