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Dans cet immortel tête-à-tête, Chems-eddin multiplia les épreuves merveilleuses. Il demanda à Djelal-eddin son épouse Kira-Khatoun, qui par sa beauté et sa chasteté était la perfection de l’époque, et Djelal-eddin l’amena par la main. Mais Chems-eddin dit : « Elle est la sœur de mon âme. Je te demanderai plutôt un gentil garçon qui me serve. » Immédiatement Djelal-eddin amena son propre fils, en disant : « Il faut espérer qu’il sera convenable pour le service de tes chaussures. — C’est mon fils chéri, dit Chems-eddin, laissons. Mais s’il y a moyen de se procurer du vin, je l’emploierai en guise d’eau, car je ne puis m’en passer. » Djelal-eddin courut dans le quartier des Juifs pour y faire remplir une cruche de vin qu’il rapporta à Chems-eddin. Celui-ci poussa un cri, déchira ses vêtements et posa sa tête sur les pieds de Djelal-eddin. « J’en jure par Dieu, dit-il, on ne verra jamais un sultan plus aimable que toi. Je voulais éprouver la limite de ta mansuétude. » Et il se déclara son disciple. Cependant il continua : « Ne lis plus les paroles de ton père. » Djelal cessa de les lire. « Ne lis plus les poètes ; ils n’en valent plus la peine. » Il se détourna d’eux. « Ne parle à personne. » Il garda le silence. Il avait abandonné tout enseignement, uniquement occupé de la sainteté de Chems-eddin.

Une si prodigieuse transformation ne pouvait aller sans scandale. Depuis des années, ses paroles étaient la nourriture spirituelle et le vin des purs. Ceux-ci se trouvèrent affamés et assoiffés, et une grande rumeur se souleva contre Chems-eddin. Mais ce mécontentement ne touchait pas les deux amis. « Lorsque la résurrection se lèvera, disaient-ils, quand les prophètes et les saints se tiendront alignés et que les croyants se rassembleront par troupes, tous deux, nous tenant par la main, nous irons au Paradis en marchant fièrement et glorieusement. » Un jour que Djelal-eddin avait loué avec une exagération excessive les miracles et la puissance de Chems-eddin, on rapporta cet éloge à celui-ci. « Par Dieu, répondit-il, je ne suis pas même une goutte de l’océan qui est la grandeur de Djelal-eddin, mais je suis mille fois plus qu’il n’a dit. » Et Djelal-eddin, ayant connu ce propos, s’écria : « Il a loué sa lumière et sa propre grandeur. Il est cent fois autant qu’il a dit. »

Chems-eddin éprouvait pour Djelal-eddin ce sentiment que