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Continuellement, Chems-eddin se tourmentait : « Parmi les amis intimes de Dieu, dans le monde d’en-haut et d’en-bas, personne n’aura-t-il la patience de me supporter ? » Une nuit, dans son ivresse mystique, il supplia : « Oh ! Supérieur, je demande que tu me montres un de tes êtres aimés et voilés. » Une voix lui répondit : « Le compagnon voilé que tu réclames, c’est Djelal-eddin Roumi. — Dieu, s’écria-t-il, découvre pour moi son visage béni. — Que me donneras-tu en récompense ? » Il répondit : « Ma tête. » Et la révélation continua : « Va à Konia. »

Quand il fut à Konia, — le Balayeur évoquait tantôt cette scène mémorable, — il vit passer Djelal-eddin chevauchant une mule et entouré de ses élèves. Il se leva, courut à lui et, saisissant la bride de sa mule, lui dit : « Oh ! changeur de la monnaie des pensées, réponds-moi. Qui est le plus grand de Mahomet ou bien de Bayésid ? » Djelal-eddin répondit : « Mahomet est le prince et le général de tous les prophètes et de tous les saints. » « Alors, répliqua Chems-eddin, comment se fait-il que Mahomet ait dit : Sois exalté ! tandis que Bayésid a dit : Que je sois exalté ? » Djelal-eddin, devant cette question pleine de difficulté, répondit : « Que Dieu sanctifie ce très haut mystère ! Pour Bayésid, la soif est étanchée par une seule gorgée ; il s’est senti rassasié ; la cruche de sa compréhension a été remplie par une seule quantité ; sa lumière a été proportionnée à l’ouverture de sa fenêtre. Mais Mahomet, l’élu de Dieu, avait un désir considérable d’être abreuvé ; de jour en jour, d’heure en heure, il voyait grandir les lumières de la majesté et de la toute-puissance de Dieu. Et voilà pourquoi il disait : sois exalté, nous ne t’avons pas connu comme tu le mérites ; tandis que Bayésid disait : que je sois exalté, que ma dignité soit haute. »

Pour faire cette grande réponse, Djelal avait dû fournir un tel effort d’intelligence, qu’ayant achevé, il poussa un rugissement. Dans la suite, quand il racontait cette première rencontre, il disait : « Au moment où Chems-eddin me posa cette question, je vis une fenêtre s’ouvrir au haut de ma tête, et une fumée s’en éleva jusqu’au sommet du trône immense. » Lorsqu’il revint à lui, il prit la main de Chems-eddin et l’entraîna dans son collège. Pendant trois mois, ils restèrent enfermés, nuit et jour, tous deux seuls, et personne n’avait l’audace de les rejoindre,