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Cela ne venait pas de ma dévotion, de mes mortifications, mais cela me venait de l’éternité dans mon berceau. »

Une fois qu’il se promenait avec son père dans la campagne, et celui-ci lui reprochant de ne pas aller à l’école, l’enfant montra une poule qui regardait avec désespoir nager sur le ruisseau deux petits canards récemment sortis de sa couvée : « Voilà notre situation. Vous êtes mon père, mais vous ne savez pas ce que je suis. Je suis l’homme à l’eau, et vous êtes à terre. Mon éducation, mon instruction sont ailleurs. Je n’ai pas besoin d’école. »

Il partit de Tebriz pour s’instruire et s’élever jusqu’au degré de l’absolue perfection. Pendant des années, il voyagea tout éperdu à travers l’Asie, et il était devenu célèbre sous le nom de Chems-eddin le Volant. C’était un être lumineux, mais violent, despotique, amer et qui traitait d’ânes et de veaux ses adversaires les plus instruits. Il était lui-même illettré, mais avec un immense orgueil spirituel, fondé sur la conviction d’être un organe choisi par Dieu. Il dénonçait la futilité de la connaissance extérieure, le besoin de l’illumination et la valeur suprême de l’amour. Un jour, dans une grande solennité où les savants, les cheikhs et les émirs discutaient sur toutes les sciences religieuses et profanes, il se leva et s’écria : « Jusques à quand nous ennuierez-vous avec vos traditions, et courrez-vous dans l’hippodrome montés sur une selle sans cheval ? Personne d’entre vous ne dira-t-il : mon cœur m’a appris ceci ? Vous rapportez des paroles que nous ont transmises les grands d’autrefois, des pensées qui leur venaient dans leurs extases ; mais vous, les hommes d’un nouveau temps, où sont vos secrets et vos messages ? Toutes ces études, toutes ces lectures, toutes ces peines, c’est pour rendre obéissante et humble la passion ; c’est le joug au cou du bœuf, pour le dompter et lui faire labourer le sol. La science qu’on n’a pu soumettre n’est plus qu’un embarras, et l’ignorance vaut cent fois mieux. »

Il lui arrivait d’être écrasé par la fréquence et la continuité des manifestations divines. Dans ces moments, quand il s’apercevait que les forces humaines sont impuissantes à supporter cette Beauté, il se mêlait en secret, comme homme de peine, aux terrassiers. C’est l’aventure de Mahomet qui, dans ses heures de submersion, sous l’excès de la spiritualité, se tournait vers Aicha ; « Aïcha, parle-moi, ô la petite rougeaude ! »