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trois voitures : Contenau et moi, dans la première ; dans la seconde, un père capucin, un père jésuite et un de leurs jeunes élèves, le plus méritant du collège, à qui ce voyage est offert comme une récompense scolaire ; et enfin, dans une troisième voiture, nos valises.

Ah ! le triste équipage et les pauvres chevaux ! Encore avons-nous obtenu, Contenau et moi, un fiacre à l’européenne, mais les deux autres véhicules sont des sortes de corbillards où l’on doit s’allonger comme dans un lit ou dans un cercueil.


LA TRAVERSÉE DU TAURUS

À travers la plaine, sur une route convenable, nous courons vers la chaîne immense des montagnes dont la haute muraille ferme l’horizon. Sur toute cette longueur il n’y a qu’un seul passage, Guleck-Boghaz, qu’on appelait jadis les Portes ciliciennes. C’est une fissure si étroite qu’on la fermait avec des portes et qu’en 1830, Ibrahim Pacha dut l’élargir, pour faire passer son artillerie. Nous filons droit sur cette invisible ouverture.

Mais pourquoi s’arrête-t-on ? Quel est ce personnage que nos voituriers ramassent et installent douillettement sur mes couvertures, en le couvrant de mes manteaux ? Ils me l’expliquent, en riant béatement d’admiration pour leur propre bonté : c’est un vieux, un vénérable, un cheikh qui va en pèlerinage à Konia. Je scandalise mon capucin, mon jésuite et mes Turcs, en jurant que ce saint homme va me couvrir de vermine et que je préférerais de beaucoup le renvoyer à sa famille, étant d’ailleurs tout prêt à me charger de ses dévotions pour Djelal-eddin Roumi. Mais il faut céder, et voilà mon drôle seul dans la voiture et comblé d’égards par nos voituriers.

À midi, halte du déjeuner. Un abri sur le bord de la route, avec du feu à la disposition des voyageurs. En face de cette hutte, une estrade, un arbre, un perchoir où nous nous installons, tandis que nos deux religieux vont préparer notre repas, dont ils parlent avec un doux émerveillement. C’est une conserve allemande, une saucisse aux petits pois, dont je pensai tout le jour mourir. J’en rêvais encore au gîte du soir Edmond de Polignac avait coutume de dire : « Manger, c’est le