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Vive Dieu ! un tel mot, qui se lève de la boue sanglante des massacres, nous transporte aux régions de la plus haute poésie : Je vais faire à mes hôtes respectés un singulier compliment, mais s’il pourrait blesser des mondains, il est, dans mon esprit, une espèce d’éloge, et d’ailleurs, il ne s’agit pas de louanger ces maisons d’Orient, mais de faire respirer leur atmosphère : je n’y ai guère trouvé d’agrément, pas même de repos, sauf peut-être chez les chers capucins d’Antioche, mais partout, sous leurs toits, j’ai éprouvé la présence d’une supériorité morale qui tient à la conception même qu’on s’y fait de la vie. Ce sont des lieux sans grâce, mais des lieux héroïques.

À Adana, j’ai pu prendre une vue de ce que furent durant les massacres nos religieux et nos religieuses, et y reconnaître les traits éternels de la France.

Depuis quelques jours, m’a-t-on raconté, d’affreux symptômes annonçaient le drame. Au premier signal (un riche Arménien poignardé à midi, le 14 avril 1907, et les cris de mort éclatant du haut des mosquées), la Supérieure, la Mère Mélanie, dit à ses filles le grand mot : « Ouvrez à tous ceux qui voudront se réfugier chez nous… » Toutes les maisons se ferment précipitamment ; la maison des filles de France arbore le drapeau tricolore, clôt ses volets contre les balles qui sifflent dans.la rue, et ouvre ses trois portes. Trois mille Arméniens, parmi lesquels des blessés dont les plaies terrifient les autres réfugiés, s’entassent dans ce pauvre abri. Les Sœurs ne cessent pas de les faire prier. Et aux heures du plus grand péril, quand les égorgeurs passent sous les fenêtres, à genoux, les bras en croix, toute cette Arménie récite le Salve Regina.

Cette croyance à l’existence de rapports immédiats entre le monde invisible et la société humaine m’émerveille, et plus encore quand la courtoisie française se joint à cet appel au surnaturel. Les quatre Pères jésuites ont leur collège sur un autre point d’Adana. Deux y demeurent pour accueillir les Arméniens. Les deux autres accourent, au milieu du massacre, pour aider les Sœurs. L’un d’eux reçoit une balle. En le voyant tout sanglant, la Mère supérieure, qui va le soigner, lui dit : « Que vous êtes heureux, mon Père, d’avoir déjà versé du sang ! » Et c’est la même Supérieure, à l’heure du péril suprême, quand la porte est ébranlée par les coups, qui dit à ses filles : « Mes sœurs, que celles qui en ont le courage descendent avec moi