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nos fautes. Nous nous « débrouillons ! » Mais tout de même, quelle indignité dégoûtante de retomber dans des erreurs déjà éprouvées et réprouvées ! Allons-nous accepter qu’il arrive une nouvelle fois ce qui est arrivé lors de la grande Révolution ? La haute pensée française sera-t-elle impuissante à prévoir les événements et à éclairer les esprits ? Cette mission d’Antioche et sa voisine, celle de Khoderbek, comptent six missionnaires, dont trois Français, un indigène et deux étrangers. En Syrie et en Cilicie, sur un total de trente-quatre capucins, il n’y a que vingt et un Français. Encore sommes-nous dans une période exceptionnellement favorable, parce qu’après 1903, à la suite de l’expulsion des congrégations, plusieurs capucins sont venus en Orient. Mais qu’adviendra-t-il dans dix ans ? Mes deux hôtes pressent leurs Supérieurs d’objurgations pressantes, pour qu’on ne les laisse pas périr sans héritiers français. Les Supérieurs répondent qu’ils n’ont personne à leur envoyer, parce qu’il n’y a plus de noviciats en France.


L’ADIEU

Après trois jours, à cinq heures du matin, je quitte mes chers religieux, la bourgade au grand nom et l’Oronte. Trois jours, et pour jamais une épaisseur de songeries !…

Toutes ces villes de l’Orient, je les vois comme une suite de jeunes femmes, entre lesquelles je fus invité à choisir. Damas est leur reine ; soit ! j’éviterai de contredire une désignation unanime, mais l’entrain me fait défaut auprès de cette professionnelle beauté de l’Asie. Elle manque trop de solitude et d’intimité. Mon cœur ne met rien au-dessus d’Antioche. Le vieux poète Firdousi, parlant d’un bois qu’il a vu au milieu d’une large plaine, s’écrie : « Vous n’auriez pu le quitter, tant il était beau, parfumé et arrosé d’eau courante. On aurait dit que l’âme s’en nourrissait… » Voilà le sentiment indéfinissable que j’ai d’Antioche, au bord de sa rivière, sous de grands arbres immobiles qui ont la courbe du vent. Des femmes voilées de noir, assises sur des pierres, contre des montagnes ravinées de torrents ; une ville tassée, assoupie, demi submergée dans la plus jeune verdure, et par-dessus, là-haut, le grand mur sérieux de Byzance et des Croisades : quelle image, dont je me nourris ! Je suis amoureux d’Antioche.