Page:Revue des Deux Mondes - 1923 - tome 17.djvu/259

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

flotte encore d’enthousiasme apollonien. Sachons ressentir d’abord ce que plus tard nous nous occuperons à nommer. Si tu veux que j’entende que tout ce qui devient s’écoule, je préfère l’apprendre de la Nymphe, qui jaillit, ruisselle, s’enfuit, s’échevèle, et de la source qui jamais ne s’épuise…

Je fais cueillir de longues branches aux feuilles luisantes et sombres, que je prie chacun, dans notre escorte, de porter. Nos chevaux sont tous glorieusement feuillus, et nos têtes laurées. C’est le retour de chez Apollon. O Chassériau (je n’ose invoquer Delacroix), que n’êtes-vous là pour peindre notre cortège enivré ! Je distribuerai mes lauriers aux sept poètes français, les meilleurs de ce temps, et par poètes, j’entends ceux qui créent de la poésie, qu’ils usent ou non de la rime. Rime, rythme, mesure ne sont que des moyens pour conserver un peu de l’émoi qui nous a un jour soulevés, et pour le transmettre au lecteur. Est-ce que Pascal, d’un jet si profond, si fort, si brûlant, rimait ? Poème, c’est toute parole où nous avons su déposer l’expérience des contacts qu’il nous est donné d’avoir, à nos heures privilégiées, avec une force ineffable, et d’une telle manière que ceux qui répètent après nous nos versets se trouvent à leur tour envahis, soulevés. Mon laurier de Daphné, je le réserve à ceux qui savent hausser et dilater les âmes.

… Mais soudain, un de ceux qui nous accompagnent s’approche, et me montrant un vieillard qui porte un caftan rayé de rouge, une large chemise blanche, une ceinture couleur de toile d’emballage, un tarbouch enroulé d’un turban :

— Voilà, me dit-il, un chef de notre religion. Vous permettez que je le salue ? Il a honte et il s’en va.

Et se jetant à bas de cheval, il appelle le vieillard pour lui baiser la main…

Il me présente. Nous causons. Ces messieurs sont des Nosséïris. Le vieux chef m’explique qu’ils n’ont pas d’église, car Dieu est partout. Parfois il réunit ses fidèles et récite devant eux les prières, comme qui dirait la messe, et puis il leur distribue des conseils.

— Croyez-vous, lui dis-je, que vous êtes les fils des Croisés ?

Il ne comprend pas.

— Vos femmes ne se voilent pas ?

— Entre nous, non, mais nous nous cachons des Turcs ; nous n’avons pas confiance.