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— Je suis le dernier Français. Mes collègues ont été très bien. C’est moi qui ai fait les discours, et tout arrangé. Mais demain, quand je serai mort !

J’entends encore le pas de ce prêtre, sa course sonore sur la terre sèche. Il y avait quelque chose d’animal dans son élan joyeux, dans cette confiance. À nous deux, nous faisions la France dans ce rude décor deux fois étranger. Tout notre instinct vital s’émouvait. Il me disait la victoire du jour, le désastre du lendemain, et me confirmait le mot d’ordre universel de la Syrie : « obtenir la réouverture des noviciats. »

— Entendu, mon père, j’ai compris et je ferai au mieux pour la cause commune.

On nous avait signalé des chiens enragés dans les rues et des moustiques boutonniers (je veux dire porteurs du bouton d’AIep) dans les airs. Ces deux désagréments nous furent épargnés. Mais nous ne pûmes échapper à la troisième plaie d’Alep : l’hôtel regorgeait et retentissait d’officiers allemands. Près de moi, à la salle à manger, un colonel, un chef d’état-major, un major d’artillerie. C’est la mission militaire. Ils sont les maîtres de l’armée turque. À cette première et formidable influence joignez les travaux du Bagdad. En ce moment, les ingénieurs allemands construisent à Djerablous un grand pont métallique de dix travées, ayant chacune quatre-vingts mètres de long. Ces officiers et ces ingénieurs obtiennent évidemment des résultats positifs, mais ils ne conquièrent pas les cœurs. Dans l’armée et sur les chantiers, ils sont si brutaux que les soldats désertent et qu’ils ne trouvent plus d’entrepreneurs.

À Djerablous, la compagnie avait distribué les travaux entre vingt ou vingt-cinq entrepreneurs (cinq ou six Italiens, deux Autrichiens, deux Français, deux Arméniens, deux Arabes d’Egypte, deux Arabes du pays et plusieurs Allemands) ; elle est en procès avec tous, sauf avec les Allemands. Après d’interminables plaidoiries, elle dénie la compétence des tribunaux ottomans et veut qu’on aille en conciliation devant le consul allemand. Les entrepreneurs acceptent d’aller plaider à Francfort, mais savent trop que devant le consul allemand d’Alep ils sont à l’avance exécutés… Faute d’entrepreneurs, maintenant la compagnie doit traiter directement avec les ouvriers. Et comment ! Il y a peu, les ingénieurs, qui avaient promis à leurs hommes un salaire de douze piastres par jour, leur