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me serre le cœur ; ma tête est brûlante, mon imagination bat la campagne ; je devrai absolument réagir, je ne puis rester dans un état pareil ; si je me laisse aller à cet accablement, si je ne trouve pas le moyen de tuer dans mon esprit l’idée de l’arrestation de ma femme, de me fatiguer, de m’occuper, je crois que je vais devenir fou. Aussi, j’ai résolu de me mettre à l’ouvrage et de noyer mon chagrin dans le travail. L’homme qui travaille, a dit Xavier de Maistre, n’est jamais complètement malheureux.

Lundi, 20 septembre.

Je songe toujours à ma chère femme : le travail a cependant calmé mes esprits et petit à petit, l’idée, la certitude de l’arrestation me quittent pour faire place au doute. Je finis par me convaincre que rien de malencontreux ne peut lui être survenu, cette conviction est fondée sur le raisonnement que voici : si ma femme avait été arrêtée, je suis persuadé que ma sœur aurait immédiatement pris sa place pour me faire parvenir tout ce qui m’est utile et que j’aurais déjà reçu un paquet. Je finis donc par croire que ma femme n’aura pas obtenu de laissez-passer, ce qui d’ailleurs est arrivé, il n’y a pas bien longtemps.

Je lis dans le journal la Belgique : « Par jugement du 14 septembre 1915, rendu exécutoire, le tribunal de campagne a condamné pour espionnage : 1° M. Joseph Bækelmans, architecte à Anvers ; 2° Alexandre Franck, commerçant à Anvers ; 3° M. Alexis Thiry, commissaire à Saint-Ghislain, à la peine de mort ; 4° Adolphe Willockx, imprimeur à Mons, à 15 ans de travaux forcés[1]. »

Je dois avouer que la lecture de ce jugement me fait frissonner et comme mon acte d’accusation comporte, entre autres, le recrutement et l’espionnage, la perspective qu’il me fait entrevoir est loin d’être réjouissante.

Mardi, 21 septembre.

Je remets une carte postale entre les mains du soldat, afin qu’elle trouve le chemin de la chère maison. Le linge qui m’est parvenu hier, me permet de faire un retapage complet de ma modeste personne, ce dont je suis enchanté ; depuis ma chute dans les griffes des Allemands, j’ai eu deux fortes émotions : la première, lors de mon arrestation, la seconde vendredi dernier,

  1. Franck et Bækelmans ont été passés par les armes au Tir National, quelques jours avant Haucq et miss Caveli, le 23 septembre 2015.