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Mais, venant à sa rencontre, voici une troupe de cinq cents cavaliers. C’est le duc d’Albe, accompagné de toute la noblesse de la Cour. Les deux troupes s’arrêtent. Personne ne met pied à terre. Le marquis d’Este dit les noms des seigneurs espagnols, les plus beaux noms de l’Espagne : les ducs de l’Infantado, d’Albuquerque, de Maqueda, de Feria, de Montalto, de Villahermosa, Don Christoval de Mora, etc. J’en passe, et des meilleurs. C’est le cas, ou jamais, de répéter le mot célèbre de Don Ruy Gomez de Silva.

L’interminable cérémonie des présentations se prolongea jusque vers sept heures du soir. Puis, les masses des gentilshommes français et des gentilshommes espagnols ne tardèrent pas à se confondre, et, les ducs de Mayenne et d’Albe fermant la marche, s’enfoncèrent, par la porte Fuencarral, dans les rues de Madrid, sombres, étroites, tortueuses, encombrées par la foule. Debout sur les pavés pointus des rues et des places, massés aux fenêtres, couvrant les toits des maisons, les Madrilènes applaudissaient, acclamaient, et les dames qui stationnaient dans leurs carrosses, témoignaient « une immense allégresse, » criaient en français : « Bienvenus ! Bienvenus ! *

Le roi Philippe, l’infante et le prince des Asturies s’étaient postés, pour voir, dans une galerie du couvent des Carmes déchaussés, derrière des jalousies soigneusement baissées. Le roi Philippe, invisible et voyant tout, ne rappelle-t-il pas à la mémoire les vers de Ruy Blas ?


C’est un réduit obscur
Que Don Philippe trois fit creuser dans ce mur.
Là, le maître invisible entend tout comme une ombre...


En tête du cortège, deux cent cinquante mulets chargés de coffres et de balles, affublés de lunettes en signe de deuil, selon l’étrange coutume d’Espagne, portant des couvertures noires, conduits de trois en trois par des muletiers vêtus de noir, encadrés de cavaliers noirs et de suisses noirs à pied : soixante-cinq mulets pour les bagages des seigneurs et gentilshommes, et cent quatre-vingt-cinq pour ceux de Mayenne, dont les couvertures portaient, brodées au milieu, les armes du duc, et la croix de Lorraine aux quatre coins.

Derrière, s’avançaient, montés sur les mulets qui leur avaient servi pendant le voyage, les gens de la suite et les seigneurs.