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donner comme les fondateurs d’une nouvelle civilisation. Les démarches généreuses tentées pour désarmer la haine des bourreaux, n’ont pas réussi à sauver les victimes et ont été pour la presse soviétique l’occasion d’attaques furieuses contre les étrangers. A « la perfide Angleterre » les Isvestia reprochent « l’assassinat de 14 000 Irlandais » et la Pravda excite les communistes italiens à condamner à mort le Pape en attendant « son transfert prochain devant un tribunal révolutionnaire international. » Les Soviets cherchent à couvrir leurs crimes sous les apparences du nationalisme. Ils dénoncent âprement ce qu’ils appellent l’hypocrisie de la civilisation occidentale ; que dirons-nous donc du ridicule envoi d’un wagon de blé aux ouvriers de la Ruhr « affamés par le militarisme français, » quand sur la Volga et dans le sud de l’Ukraine la famine — la vraie — recommence à sévir et atteint déjà une dizaine de millions de paysans ?

Au reste, l’activité de la politique soviétique est tournée moins vers l’Occident que vers le proche Orient, vers l’Asie. Il se répand non seulement dans certains milieux soviétiques, mais aussi parmi d’autres Russes, une curieuse doctrine eurasienne. La Russie n’est pas européenne, elle doit se distinguer de l’Europe comme de l’Asie : elle est l’Eurasie. Sa mission est d’élaborer sa civilisation propre et d’apporter au monde une formule nouvelle, un Évangile d’humanité. Les Bolchévistes se servent habilement de ces rêveries qu’ils n’ont pas créées, puisqu’elles se trouvent dans Dostoïevski. Le professeur Novgorodtsev, émigré à Berlin, a repris et développé ces idées dans une série de conférences sur la crise de l’occidentalisme. Le courant d’idées eurasien est trouble et mêlé ; on y trouve du messianisme juif, du mysticisme chrétien, du fanatisme révolutionnaire, avec une foi te dose de panslavisme. La Russie d’aujourd’hui se cherche avec angoisse. Se trouvera-t-elle en Eurasie ? On en peut douter. Mais nous constatons que la politique extérieure des Soviets, en Turquie, en Perse, et jusqu’aux Indes, s’inspire d’une conception eurasienne. La revue soviétique d’études orientales Novii Vostok a publié à ce point de vue un article significatif : « La Russie actuelle, l’Eurasie, c’est avant tout le maître, le guide de l’Orient qui gémit dans les chaînes de l’esclavage moral et économique et qui lutte pour un meilleur avenir. Moscou, c’est la Mecque et Médine pour tous les peuples asservis ! »

Ici le mysticisme communiste n’est plus qu’un voile qui dissimule mal la persistance de la tradition politique russe d’expansion et de conquête en Asie et dans le bassin oriental de la Méditerranée ; la