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contraire : pénétrer et traduire tout entière la pensée des grands génies de la littérature ; ce fut, aux plus beaux jours, la merveille de son interprétation. Si médiocre que fût un rôle, elle y ajoutait un rayon, un reflet d’idéal. Tout ce qu’elle avait touché se convertissait en art. L’art, c’est cela même que son nom symbolisait. Elle en a réveillé l’idée, avivé l’éclat, dans une époque que la marche même du Progrès, tant vanté, en détourne et en éloigne.

Le souvenir restera de ses plus fameuses créations, Phèdre et Dona Sol, Athalie et la Reine de Ruy Blas, Hamlet, La Dame aux Camélias, le Passant, l’Aiglon : elles ont leur place dans l’histoire du théâtre. Le malheur est qu’au bout de peu de temps il devienne si difficile de retrouver, à travers les éloges des contemporains, une image un peu nette des gloires les plus éclatantes de la scène. Une Mars, une Dorval, semblent bien avoir eu surtout des qualités « de théâtre. » Chez Rachel, l’admirable ce fut cette noblesse et cette grandeur dans la passion : elle a été la Muse de la tragédie à la manière antique et sculpturale. Sarah fut très moderne. Elle excellait à la tendresse et à la mélancolie : elle ouvrait devant nous les régions bénies, l’infini du rêve. Classique ? Romantique ? À une certaine hauteur, ces distinctions d’école se fondent et s’évanouissent. Mais poétique ! mais lyrique ! On sait que, depuis une centaine d’années, le mot même de poésie a pris un sens de plus en plus particulier et ne s’entend plus guère que du lyrisme. Le règne de Sarah Bernhardt, ç’a été l’avènement de la poésie lyrique au théâtre.

Sa carrière illustre et aventureuse a suivi une courbe qui prête à réfléchir. Un jour est venu où la grande artiste, lasse de servir uniquement la cause de l’art, est partie vers la foule, vers les foules cosmopolites. On sait ce qu’y avait gagné sa notoriété, mais aussi ce que son jeu y avait perdu en harmonie et en perfection. Aux dernières nouvelles, elle tournait un film. Faut-il conclure que nous nous acheminions vers le déclin de l’art dramatique, et que l’avenir appartienne aux figurations du cinéma ? Je n’en veux rien croire. Nous connaîtrons de mauvais moments, nous assisterons à d’affligeantes exhibitions. Mais le monde n’est pas définitivement conquis à la barbarie. Nous verrons encore se lever au ciel de l’art des étoiles nouvelles : elles nous rendront ce que Sarah vient d’emporter avec elle, et qui ne doit pas périr.

René Doumic.