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façon dont ils se rengorgent et dont ils battent le pavé. Tous s’engouffrent dans les brasseries, pour fêter, par un Frühschoppen patriotique, le triomphe prochain et définitif de l’Allemagne. Le temps, qui s’était maintenu pendant la durée de la cérémonie, a tout à coup tourné à la pluie. Je me réfugie au Tiefen Keller. La brasserie est bondée de clients, et c’est un brouhaha infernal qui vous frappe dès l’entrée. Le hofbraü produit son effet. Les buveurs, presque tous Allemands, sont des hommes posés, et la fête de l’Empereur fournit, avec la guerre, le thème des conversations et des discussions. Ils mâchent leurs cigares avec force, roulent des yeux blancs, et avec des figures grimaçantes et des gestes terribles, ils partagent l’Europe, l’Asie, l’Afrique ; on les sent fiers d’appartenir à la nation la plus forte, la plus puissante, à celle qui a les plus gros canons, les bataillons les plus nombreux, les soldats les plus braves. L’un d’eux, que je devine être un instituteur, crie à son compagnon en trinquant ; Auf den deutschen Schulmeister ! — Ja, der deutsche Schulmeister ! Si vraiment il était pour quelque chose dans cette guerre, ce Schulmeister mériterait autre chose que des toasts !...

Je ne regrette pas d’avoir vu ce Kaiserfest, sans doute le dernier que je verrai, et je n’ai pu m’empêcher, pendant que j’assistais à ce spectacle, d’évoquer le souvenir d’une fête pareille que tout enfant, — en 69 ou 70, — j’avais contemplée d’une échauguette de la mairie de Bœrsch ; c’était le soir, il y avait illumination sur la place, et mon père me tenait dans ses bras. Les cris de : Vive l’Empereur ! Vive la France ! les détonations des crapouillots me faisaient frissonner d’enthousiasme.

On nous eut bien étonnés, mon père et moi, si l’on nous avait dit, à ce moment-là, qu’un an plus tard, le héros de cette manifestation subirait une des pires catastrophes qu’ait eues h enregistrer l’histoire.

Qui sait ce que nous préparent les événements ? Quel sera le cri de ralliement en 1917 ou en 1918 ?


CHARLES SPINDLER.