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mystique qui animait toute l’Alsace et la faisait croire éperdument à la victoire des Alliés. Cette sorte de foi née en octobre 1914, n’a fait que grandir. Voici ce que pense M. Spindler en janvier 1916.

Se trouvant de passage à Strasbourg, il a vu, sur la place Kléber, les préparatifs de la fête de l’Empereur, et il a eu la curiosité d’assister à cette « manifestation qui pourrait bien être la dernière de ce genre que les Alsaciens verront. » — Trois ans plus tard, Kléber devait voir défiler les soldats français. Et ce jour-là nous retrouverons, encadré dans la fenêtre de la même mansarde, le visage joyeux de notre Alsacien.


26 janvier 1916. — Mme B... ayant mis à ma disposition la petite mansarde qu’elle occupe au coin de la place Kléber et de la rue de l’Outre, je me dirige à neuf heures et demie vers la place. C’est à dix heures que doit avoir lieu l’office public en l’honneur du Kaiser. Aux abords de la place la foule est déjà si dense que je suis obligé de faire un circuit par les ruelles avoisinantes. En voyant tout ce monde se porter vers la fête, j’ai l’impression que Strasbourg est une ville tout allemande. Les types à la Knatschke [1] foisonnent. Ils marchent fièrement tenant d’une main un petit drapeau, traînant de l’autre à la remorque un ou deux marmots. Ils étalent sur leurs poitrines tout le clinquant des décorations officielles depuis la simple dienstschnalle jusqu’aux aigles rouges de toute classe.

Je grimpe au pigeonnier de Mme B... : le long boyau qui lui sert de chambre est gentiment arrangé et orné de gravures surtout de Carrière, qui était un vieil ami de la famille. Deux petites fenêtres donnent le jour à ce réduit. L’une d’elles est déjà occupée par deux jeunes amies de mon hôtesse, l’autre m’est réservée. Je m’empresse de gravir les deux marches en bois qui donnent accès à mon observatoire, et je jette un coup d’œil sur la place.

Mon regard l’embrasse tout entière et, vue de si haut, elle me paraît immense : elle est débarrassée des arbres et kiosques qui l’encombraient autrefois. Je comprends maintenant que, du temps français, toute la garnison de Strasbourg pouvait y manœuvrer à l’aise. Vis à vis de moi se dresse la statue du général Kléber et, grâce au vide qu’on a fait autour d’elle, elle domine toute la place.

  1. Le professeur Knatschke, type de pédant pangermaniste créé et popularisé par Hansi.