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breuvage manque de fraîcheur, ce qui n’empêche pas messieurs les officiers d’y faire honneur. Ils s’efforcent, par toute espèce de prévenances et d’amabilités, de se montrer sous le meilleur jour, faisant des caresses à Paulo, qui est assez désappointé de ne rien voir des merveilles que je lui ai promises. Quant à moi, appuyé sur ma canne, je contemple le spectacle. Notre banc est à mi-côte ; devant nous, dévalant vers la route, d’autres petites tables sont occupées par des officiers ; un va et vient continuel d’ordonnances apportant des papiers à signer tantôt à Bieberstein, tantôt à Schimmelmann. La musique cherche un tertre pour s’y placer, puis un sous-off à lunettes, qui a la tournure d’un instituteur de village, prend ses dernières dispositions en vue du chœur qu’il doit diriger. Au fond, le Guirbaden dresse sa fière silhouette et a l’air de dire : j’en ai vu bien d’autres ! Dans ce paysage où mes souvenirs d’enfance me rappellent Cocotte traînant à grand peine la carriole de grand papa, ou les retours de la Fischhütte sur la grande voiture de foin, la vue de ces soldats me fait l’effet d’une invasion d’intrus.

Schimmelmann interrompt mes réflexions pour me demander quelques détails sur la contrée. Il ne savait pas que j’étais né ici ; il trouve extraordinaire qu’on puisse naître, vivre et mourir dans le même endroit. Lui-même serait embarrassé de dire où est sa vraie patrie. Son père était militaire aussi, et avec les changements de garnison continuels, il n’a eu le temps de s’enraciner nulle part. Il est en somme de la race de ces soudards du XVIe siècle, et il en a aussi l’aspect et la mentalité ; sa devise est : ubi bene, ibi patria. D’après ce que ses soldats ont raconté, il ne recherche pas le danger, et on ne court aucun risque quand, pendant les batailles, on se trouve près de lui. Malgré l’antipathie qu’il m’a dit éprouver pour tout ce qui est pfaffe, il fait l’aimable avec le curé. Celui-ci a toujours son aspect rébarbatif : il est coiffé d’un chapeau de paille qui n’emboîte qu’une partie du crâne ; l’occiput est à l’air, et cela lui fait une étrange silhouette.

Cependant on passe de nouveau le fameux gobelet de schnaps, où chacun, à tour de rôle, trempe les lèvres. Le curé et moi nous sommes déjà au courant de la manœuvre, mais nos notables paraissent visiblement étonnés. Ils continuent à observer un prudent silence... Depuis un instant, Bieberstein ne tient plus en place. Il se lève à tout instant pour disparaître dans les