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Il avale coup sur coup plusieurs grogs. La musique ne recevant plus d’ordres s’est tue. Au milieu du silence, le commandant se lève tout à coup : « Il ne me reste plus qu’une chose à faire, c’est de prendre congé. » Puis, s’étant incliné, il met sa casquette et s’en va.

Tout le monde est pétrifié. Les deux autres officiers fixent le fond de leurs verres ; le curé et moi en faisons autant. On n’entend plus que le concert monotone des grenouilles. La brise s’est levée et chasse les lanternes chinoises comme des feux follets le long des fils de fer ; enfin la porte du salon s’ouvre et un des soldats paraît : « Mon colonel veut-il du sérieux ou du gai ? -— Non, s’écrie le colonel, en le congédiant violemment de la main, c’est moi-même qui maintenant vais vous déclamer quelque chose ; qu’on appelle Karl. »

Karl, son ordonnance, lui apporte un volume de Wilhelm Busch qui est sa lecture de chevet, et il nous déclame en scandant chaque syllabe une poésie intitulée la Critique de soi-même, poésie appropriée à son cas, qu’il nous dit de mémoire, ce qui me fait croire qu’elle lui a déjà servi à pallier l’effet de ses algarades. Somme toute, le départ brusque du commandant n’a étonné personne que lui ; je voyais arriver la chose depuis cinq minutes, — une vraie querelle d’Allemands. S’adressant à l’un de ses officiers : « N’ai-je pas été trop loin ? dit le colonel Je ne pouvais pourtant pas permettre un pareil démenti. Cet officier est-il seulement de l’active ? » Il feuillette fébrilement le petit volume qu’on vient de lui apporter, et choisit une autre poésie intitulée l’Ane, qu’il applique évidemment à son adversaire.

Cependant ce départ a jeté un froid, et le curé s’étant réclamé de l’heure avancée pour prendre congé, je me joins à lui sous prétexte de l’accompagner. Le colonel est au fond très contrarié de ce qui vient d’arriver, le programme du concert comportait encore bien des morceaux, et c’est en vain qu’il essaye de nous retenir. Au fond, c’est un alcoolique et un bravache.

Une fois sur la route, le curé et moi, nous éclatons d’un rire homérique. « Eh bien ! vrai, dis-je, si les Français ne sont pas des J...-f..., ils auront raison de ces gens-là ! — Je n’ai pas eu occasion de fréquenter beaucoup les officiers français, mais je me rappelle avoir dîné avec le général de D. chez