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armée, suivre tous les mouvements de ses hommes, etc. Le commandant, qui parait visiblement agacé, ne méconnaît pas certains avantages du téléphone ; mais, dit-il, le chef qui se dispenserait d’aller voir de ses propres yeux ce qui se passe et de juger par lui-même des accidents de terrain, risquerait fort d’avoir des déconvenues, car il est à la merci des fausses nouvelles : tout le monde sait que les téléphonistes sont pour la plupart des « embusqués, » qui ayant peur des coups se tiennent à une distance respectueuse du feu et ne voient pas grand chose. Le colonel devient rouge de colère, et, tremblant d’émotion, il s’adresse au petit officier : « Racontez, je vous prie, à ces messieurs ce qui est arrivé à Perthes. » Alors celui-ci, flatté, mais aussi ennuyé, se met à faire, du ton qu’il aurait pris pour réciter une leçon, le récit suivant : « Le... mai, nous avions relevé la garde et occupé les tranchées ; tout dormait, quand, au milieu de la nuit, un message téléphonique nous avertit qu’il y avait entre deux régiments une brèche de 600 mètres... » Alors Bieberstein : « Oui, parfaitement, 600 mètres. Je vous avoue qu’en recevant ce message, je me sentis glacé d’épouvante et que je ne pensai plus à dormir. Aussitôt je fis alarmer la brigade, et il y eut un moment d’émotion indescriptible. » Le commandant très calme l’interrompt : « Vous auriez pu laisser la brigade dormir tranquillement. Du reste, depuis huit jours, on connaissait l’existence de cette brèche ; personne ne songeait à s’en émouvoir ; d’ailleurs elle n’était pas de 600 mètres, mais seulement de 300. » Le colonel, furieux de ce démenti : « Je vous invite à ne pas me contredire. J’avais moi-même fait mesurer l’espace, il était de 600 mètres. » L’autre hausse les épaules : « Il n’y avait pas 600 mètres. » La discussion s’envenime de plus en plus. Maintenant le colonel est blême ; il ne parle plus, ce sont des hoquets : « Je m’étonne qu’un commandant se permette de contredire son supérieur en ancienneté et en grade, qui, de plus, a une autre expérience de la guerre que lui. Vous avez l’air d’insinuer que j’aurais dû aller moi-même, le mètre en main, mesurer la distance. Ou bien pensez-vous que, par cette nuit noire, un bicycliste aurait trouvé le chemin de mon abri ? Non ? Ce n’est que grâce au téléphone qu’un désastre inouï a pu être évité, que dis-je ? une catastrophe qui aurait pu compromettre toute la campagne. » Le commandant s’efforce de garder son calme et de faire des concessions. Peine perdue. Une fois lancé, Bieberstein ne s’arrête plus.