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rejeter les Français hors de l’Alsace. » Le Polonais, qui décidément aime la contradiction, réplique : « Je trouve cela parfaitement superflu ; la question d’Alsace-Lorraine sera réglée par le traite de paix. — Assurément, répond le colonel, mais il est de la plus haute importance qu’au moment des négociations, l’Empire soit intact. »

M. le curé, qui a entendu dire que Saint-Mihiel avait été repris par les Français, demande à brûle-pourpoint à qui cette ville appartient maintenant. Mais nos officiers n’ont pas l’air de savoir où se trouve Saint-Mihiel ; ils ne connaissent que la petite partie de la ligne où ils ont été engagés.

Le colonel fait ensuite passer le Regiments album dont plusieurs fois déjà dans la soirée il m’a promis la surprise. C’est un recueil de dessins d’amateur faits par un officier, le plus souvent des caricatures à la vue desquelles le colonel se tord, puis des photographies assez peu intéressantes, je dois le dire. J’en remarque une représentant Bieberstein et son état-major attablés avec un bon vieux curé français sous une gloriette. Sur la nappe ils ont mis en évidence une pancarte portant : « C’est nous, les Barbares allemands, » comme pour dire : « Vous voyez, nous ne tuons pas tous les curés, nous sommes de bons enfants. » Cet acharnement à se disculper pourrait bien être l’effet d’une conscience mal sûre.

Le colonel a plus que de raison usé de la « boisson favorite du 74e. » Le petit officier blanc bec a pour mission de veiller à ce que les verres soient pleins, et il s’acquitte de ses fonctions avec une attention au-dessus de tout éloge. Sous l’influence de ces libations plusieurs fois répétées, Bieberstein devient élégiaque : « J’estime, dit-il, qu’il est de notre devoir de porter la santé du maître de céans, le baron de Dietrich, créateur de ces magnifiques jardins. » Puis il décide qu’on lui enverra une carte postale pour le remercier de l’hospitalité qu’il offre à de pauvres guerriers éreintés par une dure campagne [1].

Sur ces entrefaites, un soldat apporte un message téléphonique à Bieberstein, et aussitôt le visage de celui-ci de s’épanouir, et le voilà qui enfourche son dada : l’éloge du téléphone. Avec le téléphone, plus de surprises, donc plus de défaites ; sans se déranger, oui, même de son lit, un général peut diriger une

  1. Bieberstein ignorait que le baron de Dietrich était en France et servait dans l’armée française.