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le moment où ils devront se produire. Aussitôt que nous sommes de nouveau installés sur la terrasse, le colonel fait signe de commencer : « Nous débutons par une sonate de Beethoven pour piano et mandoline. » J’ignorais que Beethoven eut composé des sonates pour ces deux instruments ; mais du moment que le colonel le dit, cela doit être vrai. Le ténor entonne ensuite une chanson populaire : Je vais à la fontaine, mais ce n’est pas pour y boire. La voix ne serait pas mauvaise ; mais cette chanson qui devrait être dite simplement, il la chante avec une lenteur crispante, il en débite les innombrables couplets avec les afféteries d’un ténor de bastringue. Le colonel se pâme d’admiration et murmure : « Ah ! la chanson populaire allemande ! les Français sont bien incapables de l’imiter. La chanson populaire et Wagner, ils n’y comprennent rien. Tenez, je me souviens d’avoir assisté à Paris à une représentation de la Walkyrie... Connaissez-vous la Walkyrie, monsieur le curé ? « M. le curé ayant dit que non, il continue : « Ça ne fait rien... Imaginez-vous qu’à Paris, dans cette scène merveilleuse où Siegmund salue l’apparition du printemps, le décor glisse avec un bruit terrible : impossible de conserver aucune illusion... Et le Faust de Gounod ! quelle parodie du chef-d’œuvre de notre Gœthe. Et Marguerite chantant l’air des bijoux ! » A cela j’objecte qu’entre l’opéra de Gounod et le drame de Gœthe il n’y a d’autre rapport que la similitude du sujet ; que cet opéra n’est pas une interprétation musicale du drame, que l’un et l’autre sont des chefs-d’œuvre absolument différents.

Le ténor interrompt notre discussion en chantant, mais cette fois sans accompagnement, le Heidenröslein [1]. Le colonel, qui décidément nous prend pour des Ostrogoths, nous explique : « C’est de Gœthe. « Il a le programme du concert devant lui, et, après chaque morceau, un soldai se met en position et demande : « Mon colonel veut-il du sérieux ou du gai ? » Accoudé sur ses coussins, le colonel murmure : « Commencez par la romance à l’Etoile ; ensuite (il élève la voix), mon chant favori, le Chant de haine, que je ne me lasse pas d’entendre. » C’est le chant de Lissouer contre les Anglais. J’aurais assez aimé l’entendre ; mais les circonstances que je vais rapporter m’en empêchèrent.

  1. L’églantine, chanson de Gœthe devenue très populaire et dont il n’est pas permis d’ignorer l’auteur.