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fond du jardin. Puis il se tourne vers moi. « Que dites-vous de ma musique ? Elle est parfaite, n’est-ce pas ? Et je l’ai créée en huit jours. Nous avons recollé les instruments à droite et à gauche. Mon maître de chapelle est un volontaire hanovrien de cinquante-huit ans, il m’a offert ses services la semaine dernière, je l’ai tout de suite engagé. J’ai eu de la veine, car c’est un musicien de première force, et il déploie un zèle juvénile... »

Les grenouilles, remises de leur effarement, reprennent leur concert. Bieberstein, étendu dans un fauteuil, le regard au ciel, passe de temps en temps sa main chargée de bagues sur son front dénudé et se donne l’air d’un homme écrasé de besogne.

Comme le café tarde un peu, le grand officier au nom polonais me demande de lui faire voir les appartements du château. Le grand salon est fermé ; je le fais entrer dans l’atelier du baron de Dietrich. Je remarque que, sur les murs tapissés de vieux Gobelins, on a fixé avec des punaises une espèce de frise en papier représentant, dans une suite de caricatures grossièrement enluminées, un gros homme en uniforme, toujours accompagné d’un téléphone. Mon compagnon m’explique que le colonel de Bieberstein est célèbre dans toute l’armée comme un fanatique du téléphone. Ces dessins sont une charge faite par un de ses officiers. On le voit en effet endormi sur son lit de camp, mais maintenant le récepteur du téléphone à son oreille ; plus loin, dans le Hexenkessel de Perthe, debout et impassible au milieu d’une pluie d’obus, mais toujours avec le téléphone ; enfin, — plaisanterie bien tudesque, -— gardant jusque dans l’abort son récepteur à la main.

Nous nous arrêtons devant les portraits de famille. J’explique que l’aïeul du propriétaire actuel de ce château a été le fameux maire de Strasbourg chez lequel Rouget de l’Isle a chanté pour la première fois la Marseillaise, et qu’il a été guillotiné sous la Révolution. Mon interlocuteur a l’air d’ignorer tout cela. Ce qu’il sait, c’est que, quand on porte « einen gut deutschen Namen wie Dietrich, » on doit aussi être Allemand. En quoi il se trompe, car d’abord lui qui a un nom bien polonais porte l’uniforme prussien, et M. de Dietrich devrait s’appeler Didier, car tel était le nom de ses ancêtres.

Notre promenade terminée, nous repassons par le petit salon. Le fameux opernssünger dont le colonel m’a vanté la belle voix, un guitariste, un mandoliniste et un pianiste y attendent