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de ses voyages au Chili qu’il a longtemps habité : « car, comme vous le savez, ce pays cultive les traditions prussiennes. » Il connaît aussi parfaitement la France… Il est venu m’inviter, entre amis, à un petit souper ; il a aussi invité le curé de Bœrsch ; on pourra causer et jouir d’une excellente musique, car il a, parmi ses hommes, un ténor de l’Opéra de Berlin. À défaut d’une excuse plausible, je me vois forcé d’accepter…

Les invités arrivent. Il y a un grand escogriffe à figure peu avenante qui porte un nom polonais, puis un autre, grand et fort, à tournure martiale, dont j’ai oublié le nom, puis un petit blondin, tout jeune et timide, paraissant sorti tout frais d’une école de cadets. Le colonel offre son bras au curé, moi je prends celui du Polonais, et à travers le vestibule brillamment éclairé, nous passons à la salle à manger, à laquelle l’abat-jour rouge donne des colorations de feux de bengale. La dernière fois que j’y dinai, c’était comme convive de M. de Dietrich. Rien ne me faisait prévoir que quelques années plus tard, j’y serais l’hôte d’un certain Bieberstein, lieutenant-colonel allemand.

Sur la table, grand luxe de fleurs, mais vaisselle et argenterie ordinaire. Je vois que le jardinier H. à qui a été confiée la garde de la maison, ne s’en laisse pas imposer, et ne donne que ce qu’il faut. On débute par un verre de malaga et par des croûtons de pain grillé qui entourent quelque chose de mou et de gélatineux qu’on me dit être de la terrine de foie gras. Le colonel convient que c’est un peu raté, je le console en lui disant que la saison est déjà avancée pour ce genre de mets..

« N’est-elle pas magnifique, ma salle à manger ? s’exclame-t-il pour faire diversion, et c’est maintenant que je comprends la puissance des Notables ! On lisait cela autrefois dans les journaux, mais on n’y croyait pas. À chaque pas, on trouve ici de ces magnifiques châteaux et de ces ameublements ! le tout d’un goût exquis. » Le Polonais lui donne la réplique : « Mon colonel devrait aussi venir voir ma résidence. L’habitation est moins somptueuse que celle-ci, bien qu’il y ait aussi quelques beaux meubles anciens… mais le parc ! il est unique dans son genre[1]. » Puis s’adressant à moi : « Qu’est-ce que vaudrait cette propriété, la maison et le parc ? — Mais, autant que je sache, rien n’est à vendre. — Pas maintenant, bien entendu, mais après la guerre

  1. Il habitait à Ottrot le château de M. de Witt-Guizot.