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considérablement, car son haleine pue encore le vin... Je veux me retirer, mais il ne me lâche pas. Je suis obligé de m’installer vis à vis de lui et il se met à me parler de ses voyages, car il a fait le tour du monde. Il raconte bien et aime à bavarder… Il me fait passer au salon et me demande de lui expliquer les peintures du salon de musique, puis s’arrêtant devant les Quatre saisons de Laugel, il me dit : « J’ai appris que les modèles de ces ravissantes images sont natifs du pays ; je crois bien que j’ai rencontré l’un d’eux en me promenant à Saint-Nabor : une délicieuse jeune fille ! » Je lui dis que ces tableaux devaient dater de quelque vingt ans, et que les modèles doivent être bien fanés à l’heure qu’il est... Il ne me lâche pas encore et me fait faire le tour de la propriété qu’il ne se lasse pas d’admirer : « Je le regrette pour M. Laugel ; mais il ne pourra plus revenir. Nous sommes résolus à faire table rase en Alsace. Les Français sont à bout, ils sont saignés à blanc. Et pour qui ? Pour les Anglais. Du reste, ils se battent mal. Ils ont un peu d’élan, mais ça ne dure pas. »


Intarissables bavardages du commandant sur ses souvenirs de guerre, sur les relations « très bonnes » qu’il a entretenues avec les Français des régions occupées, sur la soumission de la France aux « calotins, » etc... Son interlocuteur subit tout sans mot dire.


Je ne sais si le silence prudent que j’oppose à son bavardage lui semble suspect, car il me demande à brûle-pourpoint : « Avez-vous fait du service ? — Mais oui, dans l’artillerie. — Ici ou de l’autre côté ? — Naturellement ici. » S’il s’imagine qu’un Alsacien qui aurait fait son service militaire en France, pourrait librement se promener ici ! Enfin je parviens à prendre congé.


UNE SOIRÉE CHEZ LE COLONEL VON BIEBERSTEIN

Le colonel von Bieberstein occupe Léonardsau, chateau qui appartient au baron de Dietrich. Il se présente chez M. Spindler.


2 mai. — Il est de taille moyenne, 55 ans environ, à peu près chauve, petite moustache grise, très vif d’allure, du reste très aimable. Je le fais entrer dans mon atelier. « Vous êtes Français ? » me dit-il. Je lui réponds que non, que j’ai fait mon service militaire en Allemagne.— « Bien, bien ! mais, si vous étiez Français, ça me serait parfaitement égal. » Puis il se met à me parler