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octobre 1918) : ces « ennemis de l’Allemagne » étaient des paysans, des bourgeois, des ouvriers, des prêtres, des religieuses, des fonctionnaires, et jusqu’à des ralliés notoires, tous coupables d’avoir douté de la victoire allemande, parlé le français, chanté des chants français, lacéré des drapeaux allemands, bafoué l’Allemagne, etc... Ils encombraient les prisons ; l’on était obligé de leur faire subir leur peine par fournées successives. La presse allemande constatait elle-même, avec indignation, cet irrésistible mouvement populaire. La Strassburger Post ne cessait de morigéner les Alsaciens, parce qu’ils mettaient en doute la véracité des communiqués allemands. Selon elle, l’Alsace vivait dans « une atmosphère de réserve, de négation et de sarcasme » (août 1915). Elle recherchait tristement les motifs de l’« étrange métamorphose » et croyait les trouver dans « le renchérissement de la vie, la difficulté des communications, les charges matérielles de la guerre, » l’influence du clergé catholique (16 novembre 1915), — incapable, et pour cause, de reconnaître que, si l’Alsace se retrouvait française, c’était qu’en dépit des apparences, elle n’avait jamais cessé de l’être. Un autre jour, ces pangermanistes s’en prenaient aux femmes d’Alsace, les accusant de « welchiser » leurs maris (13 mai 1916), et ils avaient raison, car les Alsaciennes mirent toujours à exprimer leurs sentiments français une audace et une ardeur qui parfois déconcertaient leurs maris : de cela, le journal de M. Spindler est un bon témoignage. Enfin, quelle preuve plus décisive que les aveux contenus dans les mémoires officiels rédigés, en 1917, par les plus hautes personnalités de l’Empire ! II s’agissait alors de régler la question d’Alsace-Lorraine et de choisir entre les diverses solutions proposées : autonomie, maintien du statu quo, réunion à la Prusse, partage entre la Prusse et la Bavière. Les avis différaient sur le remède ; mais tout le monde tombait d’accord sur le mal : la fameuse germanisation avait fait faillite, l’Alsace était moins allemande que jamais.

Pour cette longue période, les notes quotidiennes d’un Alsacien ne nous apprennent pas grand chose que nous ne sachions déjà par les comptes-rendus des Conseils de guerre, les articles des journaux et les papiers officiels. En revanche, à feuilleter le journal de M. Charles Spindler, nous nous faisons une idée du modus vivendi auquel devait se résigner, bon gré mal gré, un Alsacien peu soucieux d’aller en prison ou en exil. Tout était alors à redouter : l’inimitié d’un voisin, la sottise d’un gendarme, le mécontentement d’un officier en cantonnement. Le soir venu, dans le secret de sa maison, M. Spindler se rappelait les inquiétudes et les rancœurs de la journée. Des humiliations qu’il avait dû subir pour ne pas compromettre sa liberté et celle des siens, il tirait alors la seule vengeance