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en politique et jusqu’à l’extrême, vivre sur le pied d’une confiance et amitié parfaites. C’est que les idées politiques, si sincères et ardentes soient-elles, descendent en nous moins profondément qu’il ne semble ; elles laissent une marge, où l’âme trouve du jeu et de la liberté pour des préférences inattendues. Avec les idées religieuses, quand elles sont dominantes et directrices, il y a plus de difficultés : elles vont au fond, touchent le tuf, gardent toutes les avances de l’âme, l’engagent tout entière.

Supposons le cas, qui n’est pas rare, d’un malade très religieux dont le médecin est libre penseur. Il n’y a pour ce dernier que trois attitudes possibles. Dans la première, il est correct, respectueux, réservé, prudent. Il évite soigneusement les points sensibles. Sa conversation polie, aimable, plaît beaucoup au malade. Elle reste superficielle, laisse de la distance entre les deux hommes.

D’autres fois, le médecin, qui est sceptique, se sert de son scepticisme comme d’un instrument de sa trousse. Au bas de l’escalier, il abaisse ou relève la pointe de sa moustache, met le masque qu’il faut et s’accommode à l’esprit de la maison. Il n’a pas de peine à partager les idées des autres à cause du grand peut-être qui règne sur les siennes. Mais n’est pas sceptique qui veut, et porter un masque, si léger et élégant soit-il, ne convient pas à tous les visages. D’ailleurs, le scepticisme est insupportable à l’âme religieuse ; elle le dépiste sous tous les déguisements, devant lui se retire, se ferme à triple verrou. Ici encore, la conversation dans les moments difficiles reste inopérante.

La troisième attitude, seule recommandable, seule digne du médecin et du philosophe, est celle d’une sincère curiosité pour les opinions que l’on ne partage pas. Nous avons peu de chose à gagner avec les gens qui pensent comme nous, beaucoup avec les autres. Or on ne connaît pas les idées de son voisin, si l’on se contente des formules dans lesquelles il les enferme, des livres qui les exposent et les défendent. Il faut les suivre dans la vie journalière de l’âme, sur le chantier intérieur, où elles se réalisent en beauté morale. Le médecin, dont la pensée est toujours pragmatiste, n’a pas de peine à juger les idées sur leur rendement. Mais ce regard, pour pénétrer l’intime, demande une chaude disposition, toute de sympathie, d’amitié. Sainte-Beuve, nettement irréligieux, aima passionnément l’âme