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Lamentable conclusion du drame irlandais ! Voudra-t-on, avec certaines âmes religieuses, gardiennes des traditions « missionnaires » qui, depuis les premiers siècles, ont illustré l’île des Saints et des Docteurs, lui donner une interprétation mystique, y voir comme une « folie de la Croix, » et dire que cette suprême épreuve était nécessaire pour amener les Irlandais à entendre la vérité, à comprendre la volonté de Dieu sur la nation ? « Les Irlandais, peuple d’éternité, se débattent pour devenir une nation du temps ; ils seront broyés jusqu’à ce qu’ils aient appris à regarder au-dessus d’eux, à recevoir la pleine lumière et à reconnaître leur véritable vocation. » Ou bien, au pôle opposé du monde des idées, écoutera-t-on la thèse positive et réaliste des Anglais qui tiennent les Irlandais pour une race inférieure, et soutiennent qu’il n’y a que la force, — s’entend la force britannique, — pour les empêcher de se détruire entre eux ? Celles, ils sont par nature turbulents et indisciplinés, épris d’agitation, de désordre et de querelles ; ils ont la dissension dans le sang : « mettez un Irlandais à la broche, vous en trouverez toujours un autre pour la tourner ; » incapables de se soumettre à un pouvoir régulier, ils sont plus incapables encore de se gouverner par eux-mêmes. Nous ne croyons pas beaucoup, quant à nous, à cette prétendue fatalité ethnique, à cette « double dose de péché originel, » comme disait ironiquement Gladstone, dont seraient affligés pour jamais les enfants d’Erin. Le passé doit servir ici à éclairer le présent. Pendant des siècles, l’Angleterre a tout fait, par application de la politique du divide ut imperes, pour entretenir les divisions parmi les Irlandais ; pendant des siècles, par l’oppression et la persécution, elle leur a inculqué cette conviction que l’ordre et la loi ne sont qu’une tyrannie indigne de respect, que leur ennemi, c’est leur maître, c’est l’autorité ; pendant des siècles elle les a régis malgré eux sans leur permettre de faire l’apprentissage du gouvernement, de se créer une classe de gouvernants, de se donner, avec l’expérience des affaires, le sentiment de la responsabilité. Quoi d’étonnant à ce qu’ils manquent maintenant de cet esprit politique que Platon déclarait nécessaire à la république ? Les peuples longtemps opprimés ne perdent-ils pas à la longue la faculté de se gouverner eux-mêmes ? Loin d’être le résultat de l’autonomie nouvellement acquise, le désordre irlandais semble bien plutôt être celui du refus prolongé de cette autonomie. Concédée à