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nous abandonnons l’idéal de l’indépendance absolue ? Non pas. Si le traité ne nous donne pas la liberté totale à laquelle toutes les nations ont le droit d’aspirer, il nous donne la liberté de travailler à la gagner. Le traité n’est pas plus final que nous ne sommes la dernière génération d’irlandais sur terre. Mais en attendant, l’Irlande ne peut continuer de vivre toujours en guerre avec l’Angleterre. La génération présente a assez souffert : aux suivantes à compléter l’œuvre. Il serait coupable et vain de condamner au martyre, en vue d’un but irréalisable, des hommes qui ont déjà subi tant d’épreuves, et avec une abnégation qui mérite sa récompense. Et si vous doutez encore de la réalité de notre victoire, regardez autour de vous : les soldats anglais s’en vont, nous restons maîtres du champ de bataille ! Vive l’Etat Libre d’Irlande ! »

Les deux thèses se heurtent ainsi avec violence, et entre les adeptes de l’une et de l’autre la lutte est ardente et frénétique. Nulle conciliation possible. Parmi les intransigeants, au-dessus des personnages de second plan tels que Cathal Brugha, Liam Mellowes, Austin Stack ou Erskine Childers, se dresse la figure impérieuse de Eamon de Valera : très grand, une petite tête étroite au profil tranchant comme sa parole, la face glabre, ridée, les traits tourmentés comme son esprit même, des yeux de flamme, un grand charme personnel, avec une éloquence vibrante qui électrise les foules ; un pur sophiste d’ailleurs, un Saint-Just mystique, le plus fertile et le plus cynique des casuistes, dont on sait d’avance qu’il ne se déclarera jamais satisfait par rien ni personne. Du côté des partisans du traité, voici le « forgeron de Ballinalee, » le commandant Mac Keon, qui fut pris et condamné à mort par les Anglais ; le fameux R. Mulcahy, chef d’état-major de l’armée irlandaise ; Kevin O’Higgins, petit-fils du poète T.-D. Sullivan ; le professeur Hayes, et son confrère Eoin Mac Neill, un des premiers celtisants d’aujourd’hui, qui, enfermé dans la prison de Portland, se vit un jour, sur un signe de Valera, acclamé par les autres détenus irlandais, au grand étonnement des gardiens ; George Gavan Duffy, petit-fils du célèbre Gavan Duffy de 1848 et ex-représentant de l’Irlande à Paris. Mais tous s’effacent devant les deux fortes personnalités de Griffith et de Collins : Michaël Collins, le héros populaire et déjà légendaire de la guérilla, grand et fort, quasi herculéen de stature, avec une grosse tête