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les feux de joie furent des feux de paille, car tout de suite on s’est rendu compte que l’effet de la paix signée entre Erin et Albion allait être de couper le pays en deux et de provoquer, à la place de la guerre étrangère, la guerre intérieure, la lutte impie entre des hommes hier encore unis et dont le premier devoir était de rester unis pour travailler à la régénération nationale. Les plus nombreux se rangent aux côtés d’Arthur Griffith, le fondateur du Sinn Fein, et de Michaël Collins, « l’homme qui gagna la guerre, » pour accepter le traité ; les autres, les irréductibles, avec M. de Valera en tête, refusent de s’y soumettre. Et quand la Dail se réunit, le 14 décembre, c’est entre ceux-ci et ceux-là, pendant des jours et des jours, dans une atmosphère d’orage, des discussions haletantes, passionnées, furieuses, où le drame touche au mélodrame, où le verbiage voisine avec l’hystérie et les ovations grandiloquentes avec les injures les plus éhontées, où l’invocation aux morts se dresse contre l’appel à la paix. Griffith se voit accusé de « conspiration » avec M. Lloyd George ; Collins, déclaré renégat ; Erskine Childers, traité de « damné anglais. » La comtesse Markiewicz, née Gore-Booth, s’approchant à deux pas de Collins et de Griffith, leur jette à la face les épithètes de traîtres et d’imbéciles, et miss Mac Swiney, sœur du feu Lord Maire de Cork, déclare, à la fin d’un discours de trois heures, qu’elle passera le restant de sa vie à enseigner aux jeunes Irlandais que le traité du 6 décembre est le plus grand acte de trahison connu dans toute l’histoire d’Irlande.

Affligeant spectacle ! De ces divisions, de ces discussions, faut-il s’étonner, se scandaliser ? Soyons justes. Souvenons-nous de ce qu’ont été au milieu du siècle passé, en Italie, les querelles, entre les tenants de Cavour et ceux de Mazzini et de Garibaldi, et en Hongrie les luttes entre les intransigeants de Kossuth et les conciliateurs de Deak et d’Andrassy. N’oublions pas que, depuis que l’Irlande a abandonné sous la pression britannique les voies constitutionnelles, tout ce qu’il pouvait y avoir d’éléments de modération, d’expérience, de pondération a été mis de côté et qu’il n’y a plus sur la scène politique que des extrémistes en face d’autres extrémistes ; que l’Irlande sort d’une guerre affreuse où l’Angleterre a usé contre elle des pires violences, et où tout le pays a souffert tragiquement ; que l’histoire irlandaise est pleine du souvenir des promesses de l’Angleterre violées par l’Angleterre, depuis le traité de Limerick jusqu’au home rule