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Les Espagnols trouvent dans les Andes un peuple doux, policé, heureux de son sort, soumis à une autorité parfaitement régulière, où le crime, presque toujours puni de mort, reste à l’état de très rare exception ; grâce aux sages précautions des gouvernants, la famine, fléau qui sévit fréquemment à cette époque dans le monde entier, reste ici inconnue. Une autorité tutélaire fixe le travail de chacun et chacun reçoit la quantité de richesse de toute nature qui lui est nécessaire ; dans tout l’Empire, les habitations sont de même appareil, de même contenance, et paraissent représenter toute la solidité et tout le confortable possibles à l’époque, car elles durent encore ; les biens sont tous en commun, et le paupérisme n’existe pas ; le socialisme moderne verrait là l’application de ses principes fondamentaux : « De chacun selon ses facultés, à chacun selon ses besoins. » Aussi, pas de monnaie, car l’application de ces principes rend inutile tout échange. L’agriculture est une science qui permet la culture des terres les plus arides, grâce à des canaux qui ont parfois plus de cinquante lieues de longueur, les moins fertiles par l’emploi de guano venant de la côte et sur les pentes les plus abruptes où des murs forment des terrasses élargies. Des routes bien construites traversent les chaussées, les marécages et les ravins. Partout se dressent de puissantes constructions qui, en l’absence de l’outillage européen, révèlent une main-d’œuvre nombreuse et des travaux patiemment poursuivis pendant plusieurs générations. L’or et l’argent sont répandus avec une incroyable prodigalité sur les murs des temples et des palais, et embellissent des instruments de l’usage le plus courant ; à défaut de fer, le cuivre reçoit une trempe dont le secret, maintenant disparu, lui donne une dureté comparable à celle de l’acier : il sert à tailler les roches les plus dures et même les pierres précieuses comme l’émeraude et la turquoise. L’art du tissage forme les étoffes nécessaires à toutes les circonstances de la vie, les vêtements de travail et de grand luxe, grâce à la mise en commun de tous les efforts. Dans chaque terrain de chasse, tous les deux ou trois ans, sept ou huit mille Indiens rabattent plusieurs milliers de vigognes, qui sont tondues et remises en liberté ; leur laine est ensuite livrée aux tisseuses qui fabriquent les étoffes, et les étoffes aux tailleurs qui confectionnent les habits ; chacun reçoit ensuite les vêtements correspondant à sa condition et à son genre d’existence.