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une semaine. Je vous l’ai déjà dit : « Si vous mettez des années d’intervalle entre vos visites, vous ne trouverez plus rien. J’ai vos volumes ; j’ai retrouvé la Transaction [1], mes amours ; c’est là une des fleurs de votre couronne dont le parfum est le plus goûté par moi. Je ne conçois pas beaucoup la Fille aux yeux d’or [2] ; je suis sans doute déjà trop provinciale pour cela ; puis, toujours occupée d’une seule idée comme je le suis, il me faut quelque chose de bien pénétrant pour agir sur moi. J’ai peur que les œuvres purement d’esprit soient sur moi sans action. Il y a vraiment décadence, et pourtant, mon cher Honoré, je n’envie rien à cette vie exorbitante, comme vous l’appelez, qu’on trouve à Paris ; je ne me surprends pas une seule fois à rêver ce séjour si plein de luxe et de jouissance d’esprit. La solitude à moi toute seule m’irait très bien. Vous êtes bien heureux, vous, la nourriture intellectuelle ne vous manque pas, abstraction faite de celle que vous tirez de votre propre fonds. Si, à cela, vous pouvez joindre quelque bonne amitié nouvelle et qu’il ne faille pas aller chercher à cent lieues, votre sort est beau, et vous seul pouvez le gâter.

Je ne sais plus rien de Laure ; après avoir tenté bien des fois de renouer avec moi, elle ne s’est pas senti la force de continuer ; je n’en ai pas moins pour elle de doux souvenirs. Vous ne parlez plus de mariage ? Vous sentiriez-vous donc la force de vieillir seul ? N’avez-vous jamais désiré le contact journalier d’un enfant ?... Si, au milieu de vos succès et de vos enivrements, le vide s’était fait sentir, hâtez-vous, et n’attendez pas que vous ayez quarante ans ; il n’y a pas de femme pour un homme de cet âge.

Allons, décidez-vous à venir vous bêtifier un peu avec nous. Nous vivons bien seuls, et vous n’aurez à subir aucune espèce d’importunité ; nous vous aimons bien tous, cela doit vous aider à faire le sacrifice des délices de Chaillot [3]. A ce propos, j’aurais bien des choses à vous dire, si je vous exprimais une partie seulement des idées qui me sont venues sur ce sujet. Mais je veux savoir d’abord quelle distance cette année a mise entre

  1. Le colonel Chabert.
  2. Épisode de l’Histoire des Treize.
  3. 13, rue des Batailles, où Balzac habita de 1835 à 1838, sous le nom de Mme veuve Durand. La rue des Batailles n’existe plus ; elle a été remplacée par la partie de l’avenue d’Iéna, située entre la place d’Iéna et les jardins du Trocadéro.