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grand besoin et que ce supplice de tous les instants m’enlève. J’espère sauver mes sentiments du naufrage et, pour cela, je les émets rarement. J’ai perdu l’habitude de la bonne conversation. J’abhorre ne m’entretenir que des faits, et quels faits, bon Dieu, que ceux qui occupent la ville d’Issoudun ! Ajoutez à cela le manque de lecture et vous arriverez à mon inévitable crétinisation. Le long supplice qui chaque jour amène un pli de plus à mes paupières serait une étude digne du peintre de la Femme de trente ans, mais comment révéler tous ces mystères de cœur ? Il y a là chose sacrée. Tout cela s’effacerait presque à l’énoncer.

J’accueille l’espoir que vous me donnez de venir comme une sainte promesse. J’ai besoin de vous voir ; ce sera presque une régénération d’esprit pour moi ; les huit ou dix jours que vous me consacrerez donneront un aliment au besoin de penser qui n’est pas encore éteint en moi. Pauvre cher ! si ce n’était qu’un vague projet, réalisez-le par charité, car on doit produire le plus de bien possible en ce monde. Je n’ose solliciter l’artiste ; j’aime mieux m’adresser à « l’homme de passion ; » il aura pitié de moi, puisqu’il savoure une fleur ! J’en ai une sous les yeux qui me fait rêver souvent ; c’est un dodécathéon, fleur modeste, qui semble une promesse d’une autre vie. Placez donc un dodécathéon sous vos yeux, pendant que vous travaillez, son parfum vous calmera. Je n’ai plus que cela de poétique dans ma vie, les fleurs ; mais aussi toutes les influences du monde ne m’y feront pas renoncer, d’autant plus que la fleur sauvage me plaît autant que celle qu’on obtient le plus difficilement.

Hé bien ! oui, je dis quelquefois : « ce coquin d’Honoré ! » et je bénis les travaux qui vous empêchent de vous gorger de joies ; car, cher, je trouve que vous en prenez assez comme cela. Non que je prétende établir une balance entre elles et les peines qui vous assiègent ; pour moi, un plaisir ne compense rien, et le chagrin fait toujours une plaie dont la cicatrice est indélébile.

Mais le trop de joies polit l’âme, et si les surfaces polies réfléchissent tout, elles sont glaciales au toucher. Je fais une oraison mentale à cette envahissante créature qui sait si bien vous absorber. Dites-lui la parabole du mauvais riche, et qu’elle permette de glaner les miettes qui échappent à son avidité. J’ai fait faire votre lit ce matin, comme arrhes sur votre arrivée. Vous serez en Béotie, et votre esprit sommeillera tant qu’il le voudra.