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chambre que je grille d’habiter, car, foi d’honnête homme, j’aspire après une semaine ou deux de repos absolu, et je ne l’ai jamais goûté que près de vous. Il va y avoir bien de l’égoïsme dans ma visite. Mon Dieu, je ne sais plus rien de vous, vous me délaissez ! Laure est sous le coup d’une terrible maladie de femme ; elle a besoin pour s’en tirer de six mois de traitement et de patience. Pauvre Laure ! J’ai de bien cuisants chagrins. Henri [1] est pour nous tous une cause de larmes et de désespoirs. Gardez cette confidence entre nous deux. Prenez bien soin de vous. Soutenez bien Borget dans sa carrière d’études et de travaux. Mille gentillesses à vos enfants. Baisez-les tous deux au front ; je voudrais leur porter ainsi bonheur. Mille tendresses que vous savez par cœur, j’espère, et mille amitiés à M. Carraud. Dites-moi donc si M. Périolas est encore pour quelque temps à Bourges. Il faudra que je séjourne huit jours là, pour étudier la ville.


Sans retard, Mme Carraud répond :


A Frapesle, le 19 avril 1835.

Je ne vous écris plus, c’est vrai ; pourquoi ? Je pense à vous, j’en parle, j’ai le désir de me mettre en rapport avec vous ; je saurai bien en trouver le temps, quoique j’aie peu d’instants de liberté.

Pourquoi donc ne vous ai-je pas soumis une seule pensée, à vous que j’aime bien ? J’ai commencé souvent des lettres restées sans fin ; je ne savais pas les finir. Je me suis sérieusement examinée sur les causes de ce phénomène anti-amical, et j’ai vu avec douleur que nous suivions deux lignes essentiellement divergentes, et que le temps nous amènerait à ne plus être vus l’un par l’autre qu’en perspective, à moins que vous ne veniez quelquefois chez moi. Mon pauvre Honoré, je sens que je me matérialise invinciblement ; je subis l’influence de mon entourage. Le vulgarisme s’étend sur moi, comme la tache d’huile, et je ne puis y porter remède. Tout ce qui est commun dans les manières et dans l’expression me révolte encore et m’irrite à un haut degré ; mais j’entrevois avec effroi le temps trop prochain où je le souffrirai patiemment et avec philosophie, afin de retrouver un peu de liberté d’esprit, dont j’ai bien

  1. Frère cadet de Balzac, mort aux colonies.