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m’ont désenchantée de la vie de Paris ; je ne m’y livrerais qu’ avec répugnance et forcée seulement par une nécessité quelconque. Tout doit se dissoudre dans cette fournaise plus ardente que celle de l’enfer ! Ne vous verrai-je donc jamais fixé à la Grenadière, puisque c’est là votre éden ? J’ai grande foi dans l’influence de la vie simple et peu accidentée sur un talent comme le vôtre. Aucune organisation ne saurait fournir à cette constante ébullition, et la vôtre, tout exceptionnelle qu’elle soit, y périra, et je ne vous reconnais pas le droit d’en hâter la destruction. Vous m’avez écrit que vous deviendriez propriétaire de votre ermitage [1] cette année. Courez donc vite vous y établir, et ne pensez aux embellissements que dans quelques années. D’ailleurs, vous avez rendu ce lieu si célèbre que je doute qu’il vous soit permis de porter une main profane sur son ensemble. Les élus que vous admettrez dans ce sanctuaire exigeront qu’il reste tel que l’aimait l’inconnue. Que je serai donc heureuse quand je recevrai une lettre de vous datée de Tours ! Ne vous tourmentez point de l’impossibilité où vous êtes de m’écrire et ne m’en veuillez pas de mes silences : la venue d’Yorick a singulièrement compliqué ma vie. Puis mon état maladif m’a forcée de laisser bien des choses en souffrance l’année dernière, et je ne suis pas assez haut placée pour me dispenser d’une foule de soins. Puis mon mari marche difficilement, et je dois le suppléer souvent. Je n’ose plus vous demander de me venir voir ; j’ai la conscience du mauvais accueil que je vous fis involontairement, et j’aurais mauvaise grâce peut-être à vous engager à tenter de nouveau mon hospitalité. Je sens aussi que, devenus étrangers comme nous le sommes à tout ce qui vous occupe, notre rapprochement aurait peu de charmes pour vous, et nous en aurions tout le bénéfice. J’ai pourtant une petite chambre bien solitaire.

Si vous avez jamais eu envie de voir l’Italie, Auguste vous la fera bien passer. Il est par trop désenchantant. Selon lui, vous auriez bien fait de ne pas aller à Rome exprès pour y voir Saint-Pierre. Je croirais presque que c’est un bien d’être aussi calme et aussi positif. La vie ne perd pas autant à se dérouler. Si vous aviez du temps à perdre, je vous prierais de me dire ce que vous pensez d’Ivan. Il a un dégoût du travail vraiment affligeant. En

  1. La Grenadière, à Saint-Cyr, près de Tours. « La Grenadière m’a échappé, » écrivait Balzac en 1836 (Lettres à l’étrangère, I, 365). Béranger y habita en 1838.