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attendre. Le printemps ! C’est bien loin, quand surtout l’Autriche se place entre nous[1]. Pourtant, puisque l’hiver est arrivé, je ne vous veux qu’avec les fleurs. Je ne suis bonne à voir qu’en ce temps de fleurs et de soleil ; puis, mon petit Yorick[2] vous ennuierait ; dans quatre ou cinq mois, il vivra de sa propre vie. J’ai eu du chagrin pendant deux jours de me voir un autre garçon ; puis je me suis relevée de cela, et je me renferme dans la pensée que je suis appelée à accomplir une tâche difficile, mais grande, celle de faire deux hommes. Je ne faiblirai pas devant d’aussi graves obligations et aucun sacrifice ne me coûtera. Je fais maintenant l’abandon de ce que j’avais conservé de ma vie si doucement et si tristement rêveuse ; mon moi s’efface complètement dans l’existence de ce nouvel enfant. Je me serais reproduite avec perfection dans une fille ; mes fils demandent beaucoup plus et je leur donnerai tout. Vous, mon cher Honoré, vous avez travail et devoirs, et il vous reste encore assez de vide pour accueillir le caprice et la fantaisie ; c’est là sans doute le propre d’une organisation exubérante ; moi, je m’abîme tout entière en mes enfants, et il ne me reste que la vie extérieure, sans goûts, sans passions, presque sans pensées autres que celles qui peuvent leur être appliquées, soit immédiatement, soit dans l’avenir. Mme Desgrey retourne à Paris : je vais être seule, et cet hiver passé ainsi m’offre un plaisir que j’enviais depuis longtemps. Vous ne concevez pas cela, vous, Honoré, quatre mois sans distractions, sans l’abord d’un visage nouveau ! Eh bien ! je me délecte en pensant à ce bon hiver. Moi qui n’ai désir ni d’argent, ni d’ambition, ni de luxe, il me faut une épine dans ma vie matérielle : Frapesle touche la ville de trop près ; il y aurait moyen de l’éloigner en rompant le pont, mais le Maître ne le veut pas !

J’ai eu votre troisième livraison, peu de temps après que vous me l’eûtes annoncée. La Maison Claës[3] m’a beaucoup plu. On vous reprochera de tenir trop peu de compte des difficultés matérielles de la vie, et l’on aura raison ; mais pour moi, cela importe peu à la grande pensée que vous avez faite envahissante,

  1. Un projet de voyage à Vienne où séjournait Mme Hanska, projet réalisé en mai-juin 1835.
  2. Yorick, né le 29 octobre 1834.
  3. Parue en 1834 dans le tome III des Scènes de la Vie privée (Études de mœurs au XIXe siècle, t. III) ; Paris, Veuve Béchet, in-8.