Page:Revue des Deux Mondes - 1923 - tome 14.djvu/669

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

colossal en hauteur, et que, pour descendre sa bière, il faudrait deux hommes de corvée ; puis il désigne de vieilles planches pour son cercueil, parce que la vanité de sa femme et de ses enfants leur ferait employer des neuves ; il le fait confectionner devant lui et, se faisant apporter la boite aux vieux clous, il les donne lui-même, puis meurt en disant à sa femme ce qu’il faudra faire en vendanges, car leur fortune, c’est ce clos de l’Hermitage. Un autre avare (et je l’ai vu) prend les figues que sa femme a osé acheter à bon marché, les jette sur le fumier, afin que dans sa maison l’on ne s’accoutume point à ces friandises. Le reste d’Eugénie, le cousin, tout cela est bon, mais dans cette peinture vraie et nécessairement terne d’une vie terne, il ne faut pas que le premier plan soit aussi saillant. En province, rien n’est saillant. Jusqu’à vous, mon cher aristocrate, vous terniriez au brouillard d’une semblable existence. Les vertus, en province, sont profondes, mais sans éclat, on n’en a pas même la conscience.

La femme abandonnée, délicieux chef-d’œuvre, a pourtant une grosse tâche qui vous a échappé. Quand Gaston sait qu’elle est partie, il se dit : « Si elle m’aime, etc... » Il ne peut ni dire, ni penser cela, ou il n’est qu’un froid séducteur, et comme il est séduit, fort séduit, il ne peut faire cet affreux raisonnement, qui ne peut appartenir qu’à un roué. Cher, vous mettez trop d’esprit parfois, et vous savez bien, vous, analyste du cœur, que l’intelligence est une ; que, si elle se manifeste dans la passion, il ne reste plus rien pour ce qu’on appelle esprit. Les vies calmes permettent seules d’appliquer l’intelligence à toutes choses. Vous qui peignez la passion, mais qui ne l’éprouvez pas, il faut, bien cher, vous défier de votre exubérance d’esprit ; c’est par là que vous péchez, ce qui ne m’empêche pas de vous bien aimer, et sachez m’en gré, car je n’aime pas l’esprit, l’esprit tout pur ; c’est ce qui me fait détester Gaudissart [1]. Comment vous, Honoré, qui nous avez « trônées » nous autres femmes, allez-vous imaginer que la plus bornée, la moins sensible d’entre nous puisse prêter son mari, infirme de l’infirmité la plus respectable, pour une mystification ?... Puis, votre sortie contre les auteurs contemporains m’a fait mal. Alors vous aviez dépouillé l’homme que nous aimons tant. Quelle que soit

  1. Scènes de la vie de province, t. Il (Études de mœurs au XIXe siècle, t. VI) ; Paris, Veuve Ch. Bcchet, in-8 (Éd. L. Conard, t. X).