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parisien. Adieu, Honoré, je retourne auprès de la malade ; courage et santé, et mémoire aussi.

ZULMA.


« Aller à Frapesle ? Mais certes, répond Balzac toujours à Genève. Mon Dieu, vous êtes angéliquement bonne d’avoir songé à celle que tous mes amis (je veux dire ma sœur et Borget) nomment mon bon ange... [1] » Il s’excuse d’être resté si longtemps sans écrire. Mais il a pensé à Mme Carraud, il a même parlé d’elle avec orgueil « en me félicitant, dit-il, d’avoir une seconde conscience en vous. » Pourquoi Mme Carraud ne lui parle-t-elle pas de la pauvre Eugénie Grandet, qui peint si bien la vie de province ? Il lui enverra bientôt un nouveau conte drôlatique, Berthe la repentie. L’Allemagne a acheté deux mille Louis Lambert, la France n’en a pas acheté deux cents ! Et cependant Balzac est en train de composer Séraphita ! Il est toujours accablé de travail et rentrera directement à Paris ; mais en mai, pour la Saint-Honoré, il promet d’être à Frapesle, auprès de ses amis. Le 8 février, de la Poudrerie, Mme Carraud lui répond :


Vraiment, mon cher Honoré, j’avais besoin d’une lettre de vous ; quand ma pensée se reportait vers Genève, je n’étais pas contente de moi ; j’éprouvais quelque chose qui ressemblait à du remords. Expliquez ce phénomène moral ! Etait-ce parce que je m’en veux toujours, quand je ne suis pas à votre unisson dans mes jugements ? Pourtant, j’ai la vanité de me regarder comme une portion de votre conscience. Je me dis que, prévenue d’une idée, l’ayant considérée sous son aspect principal, la perspective déforme peut-être les autres. Puis, je ne me crois le goût nullement altéré par les préjugés du monde. Il est des choses sur lesquelles je ne saurais asseoir d’opinion, et celles-là, je n’en parle pas, reconnaissant bien mon insuffisance. J’attache beaucoup d’importance à mes impulsions, parce que j’ai foi en ma nature primitive, qui n’a point été faussée par une éducation précoce. Eugénie Grandet [2] m’a beaucoup plu. Si ce n’est pas la femme séduisante, c’est la femme vraie, dévouée, comme beaucoup le sont, sans éclat. L’illumination de son esprit, à la première sensation de l’amour, est vraie aussi, très vraie. J’aurais mieux aimé qu’elle ne se mariât qu’à un homme

  1. Correspondance, I, 266 (Genève, 30 janvier 1834).
  2. Parue dans le premier volume des Scènes de la vie de province (Études de mœurs au XIXe siècle, t. V) ; Paris, Veuve Ch. Béchet, 1834, in-8 (Édition L. Conard, t. VIII).