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une gratitude profonde et un attachement inaltérable à son bienfaiteur. Pas la moindre trace de haine, de rancune, même de gêne de part et d’autre.

Qu’on pense au geste charmant de Richelieu mariant Corneille, en 1640, avec Mlle de Lempérière ; Corneille attristé, expliquant au cardinal qu’il est amoureux de la fille du lieutenant civil et criminel des Andelys, mais que le père lui refuse la main de la jeune fille ; Richelieu faisant appeler M. de Lempérière à Paris, celui-ci « arrivant tout tremblant d’un ordre si imprévu, et s’en retournant bien content d’en être quitte pour avoir donné sa fille à un homme qui avait tant de crédit. » M. Bouquet, dans ses Points obscurs de la vie de Corneille, et J. Levallois dans son Corneille inconnu ont douté de l’authenticité du fait. Mais il nous vient de Fontenelle, le propre neveu de Corneille par les Lempérière, qui dit le tenir de sa famille, laquelle la racontait souvent.

Qu’on songe que Corneille, en 1640, ayant achevé Horace, vient lire la pièce chez Boisrobert, devant l’abbé d’Aubignac, le confident de Richelieu, Chapelain et d’autres, — il n’y a ni Scudéry, ni Mairet, ni Claveret. — Qu’est-ce à dire ? Les relations de Corneille sont donc restées cordiales et confiantes avec l’entourage de Richelieu, comme si rien ne s’était passé ? Ces Messieurs proposent des corrections : d’Aubignac est d’avis de changer le dénouement, Chapelain de refaire le cinquième acte : ce n’est pas là l’état d’esprit qui devrait régner dans cet entourage où, après les passions violemment soulevées naguère, une réserve prudente s’imposerait à tous à l’égard d’un auteur au caractère ombrageux, qui doit être encore tout ému, plein de rancune et de colère, si tout ce qu’il a souffert vient de Richelieu et de cet entourage.

Qu’on se rappelle encore Richelieu, informé de la valeur d’Horace, exprimant le désir de voir jouer la pièce chez lui, avant tout le monde, insigne faveur, ce que nous apprend une lettre de Chapelain du 9 mars 1640. Le cardinal fait à Horace un si chaleureux accueil que Corneille, touché, demande la permission au ministre de lui dédier la pièce, et Richelieu accepte ! Richelieu avait-il donc à ce point changé d’avis à l’égard de Corneille et du mérite de ses œuvres ? Il aurait passé bien vite d’un extrême l’autre, comme, au début des représentations du Cid, il serait allé bien soudainement de l’admiration à la persécution !