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en Amérique, émet les opinions les plus outrées et les plus ridicules : il s’étonne même que je n’aie pas encore été interné.

Le résultat de ma petite enquête est qu’il y a à Strasbourg depuis quelques semaines une scission profonde entre Alsaciens et Allemands : les uns ne jurant que par les communiqués du grand quartier général, les autres n’en croyant pas un traître mot ; ceux-ci estimant tous les Alsaciens des traîtres et des espions, ceux-là traitant les Allemands de gens sans foi ni loi.

Rentré à la Vignette fort tard dans la nuit, je repasse avant de m’endormir les multiples impressions de la journée, et je rêve, ma foi, que les Français sont à Strasbourg et que l’hôtel du père N... est plein d’officiers.


6 octobre. — Nos enfants, qui avant la guerre se souciaient fort peu des questions politiques, sont devenus depuis très français. Ces jours-ci nous avions la visite d’un monsieur, et Paulot s’approcha de sa mère pour lui demander à voix basse : « Est-ce que ce monsieur a des sentiments français ? »


8 octobre. — Une carte de George [1] datée de Montigny. Il s’attend à partir pour la Belgique. Tout cela me laisse un peu rêveur. D’abord il était devant Épinal dont il nous annonçait la chute comme imminente ; puis devant Toul, même chanson., Je ne comprends rien à ces allées et venues.


10 octobre. — Lienhardt [2] a cru devoir publier dans la Frankfurter un article sur l’Alsace. Il dit que, depuis la guerre, et cela du jour au lendemain, elle a été métamorphosée. Finies les conversations en français : tout le monde s’aborde en allemand ou en alsacien ; on est heureux d’être débarrassé des nationalistes qui exerçaient une tyrannie sur l’opinion publique, on se sent irrévocablement uni à l’Allemagne et l’on fait des vœux pour sa victoire.

En lisant cela, tout lecteur s’imagine que cet abandon du français a été spontané : or, il n’est que l’effet d’arrêtés idiots : ces sentiments allemands, si vraiment ils se manifestent tels que Lienhardt les décrit, sont de pure surface. Par suite de toutes les mesures vexatoires qu’on leur impose, de toutes les

  1. Un des neveux de M. Spindler qui servait dans l’armée allemande.
  2. Poète alsacien et pangermaniste.