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les gendarmes sur la mentalité des habitants. Ce poste de confiance est tenu à Rosheim par un ex-huissier, destitué pour faux et abus de confiance et revenu depuis quelques semaines de la maison de correction où il a purgé sa condamnation.


5 septembre. — … Les bonnes nous disent d’un air inquiet que le gendarme est resté plus d’une heure en observation devant la maison… Sûrement, il se trame quelque chose contre moi, mais je ne sais au juste quoi. Je me creuse en vain la tête pour savoir si je n’ai pas dit quelque parole imprudente. Il n’en faut pas plus pour vous créer les pires ennuis.

Au moment de se mettre à table, un coup de sonnette nous fait tressaillir, et la bonne de me prévenir que ce sont messieurs les gendarmes. Je jette ma serviette et j’avoue que j’ai au premier moment une certaine émotion quand je me vois en présence de mes deux lascars dans tout l’appareil guerrier de leur buffleterie jaune, hausse-col en métal, revolvers, etc. Ils me présentent une lettre anonyme qui me dénonce comme ami politique de Laugel, pour lequel j’aurais dessiné et répandu autrefois des feuilles volantes le représentant un drapeau français à la main. La puérilité de l’accusation me rend aussitôt mon sang-froid. Ils me demandent si je soupçonne qui peut avoir écrit la lettre. — « Sûrement pas un ami ! » est ma réponse. Mais d’ennemis je ne m’en connais d’autre que mon voisin avec lequel je suis en procès ! » Ils s’empressent de me dire que si l’auteur de la lettre pouvait être découvert, il serait sévèrement puni. Mais alors, pourquoi y attacher de l’importance et faire des enquêtes ? Ils me disent que le préfet et le sous-préfet sont bombardés tous les jours de dénonciations anonymes. Ils me demandent encore si je n’ai pas de parents dans l’armée française. Évidemment j’en ai, mais j’en ai aussi dans l’armée allemande. En fin de compte, je parle de mon ami S. et je demande ce que signifie cette défense qu’on me fait d’aller le voir. Alors, d’une voix forte, le brigadier me dit : « Vous êtes un homme libre et personne ne saurait vous défendre de fréquenter qui vous voulez ! » là-dessus ils prennent congé, et j’avoue que je n’en suis pas fâché. J’aime beaucoup l’ « homme libre, » — le freier Mann ! Qui est-ce qui peut se vanter de l’être à l’heure qu’il est ?