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en plein : il n’en laisse rien paraître, et, pour éviter de parler de la guerre, il s’attaque aux affaires municipales, et notamment au maire qu’il sait être la bête noire du notaire. Ils sont tous deux Westphaliens et catholiques ; ils auraient donc toute sorte de raisons pour être amis, mais il faut croire que le vieux levain de discorde que Tacite reprochait déjà aux Germains, n’a pas été extirpé par l’unification de l’Empire. L’antagonisme de ces deux coryphées du fonctionnarisme de la petite ville est partagé par leurs amis allemands, et les deux clans évitent tous rapports entre eux.

Nous nous installons sous la tonnelle du Coq blanc. La grande nouvelle qui vient seulement d’être affichée ne s’est pas encore répandue, les soldats attablés dans le jardin sont bien calmes, et ce n’est qu’au bout de quelque temps qu’ils sortent de leur apathie, quand de nouveaux arrivés leur ont communiqué l’Extrablatt donnant des détails sur la grande victoire. Ce sont alors des félicitations, des ovations au Kronprinz bavarois, et l’enthousiasme se manifeste surtout par des libations...

Sur ces entrefaites, nous sommes rejoints par ma femme et ma belle-sœur qui de la rue nous avaient vus installés au jardin. Avant qu’elles soient assises, je leur glisse la nouvelle de la défaite qu’elles ignoraient encore. Elles en sont atterrées, mais gardent pour elles l’impression de leurs pensées intimes.

Toujours cette malheureuse comédie !


21 août. — Les discussions au sujet de l’origine de cette malheureuse guerre sont à l’ordre du jour. Les Allemands prétendent qu’elle leur a été imposée. Cependant je me rappelle une conversation que j’avais eue il y a peu de mois avec M. de T... qui avait passé quelques semaines à Berlin. C’était après le procès Reuter [1]. Par son beau-frère le général d’A..., M. de T... avait eu occasion de fréquenter les cercles d’officiers, la haute aristocratie prussienne, tous conservateurs, gens à idées assez étroites, mais dévoués à l’Empereur et à la grandeur de la Prusse. Il me disait que dans ces milieux on était outré contre les Alsaciens à propos de l’affaire de Saverne. Il n’avait rencontré qu’un homme bien disposé en notre faveur et désapprouvant les agissements du colonel Router, et cet homme,

  1. L’affaire de Saverne.