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maison pleine d’officiers, et qu’ils étaient on ne peut plus charmants. Je n’ai aucune peine à le croire : après les inquiétudes mortelles qu’elle avait eues, lors de l’avance des Français, elle les avait certainement reçus en sauveurs. Il parait que ces messieurs étaient venus avec toute espèce de préjugés contre l’esprit des Alsaciens. « Est-ce que la population est loyale par ici ? » était leur première question.

Pour qui connaît les Obernois, cette question ne se discute même pas. Frondeurs, ils l’ont été de tout temps, mais ennemis de tout désagrément. « Mais enfin, lui dis-je, qu’auriez-vous fait, si les Français étaient venus ? Les auriez-vous bien reçus ? » Elle ne sait trop que répondre. C’est cependant le dilemme qui, au cours de cette malheureuse campagne, s’est posé souvent aux Alsaciens sous ses deux faces. Tantôt ce sont les Français qui apparaissent, prenant des otages ; puis, au bout de quelques jours, les Allemands réapparaissent et prennent encore des otages.

En sortant de chez Mme H... je vois qu’on est en train de recouvrir de linges l’inscription : « Société générale d’Alsace-Lorraine. » C’est idiot !

Impatient de voir le communiqué du jour, je courais vers la poste, quand je me trouve au coin de la rue nez à nez avec le notaire. Sa figure est rayonnante, et aussitôt qu’il me voit, il s’écrie : « Grande victoire à Sarrebourg ! Les Français complètement battus, huit corps d’armée en fuite, 10 000 prisonniers, pertes énormes en morts et en canons. »

Ainsi, la première grande bataille a été perdue : nous allons assister à la répétition de 70...

Mon ami le père W... qui de loin avait observé mon conciliabule avec le notaire se dirige vers nous, et, pour le prévenir, je vais à sa rencontre en lui disant à voix basse : « Ça va mal ! Les Français sont battus ! » Ayant rejoint le notaire, celui-ci nous invite tous deux à prendre un verre de bière. J’avoue que j’aurais préféré rester seul dans un pareil moment ; cependant un refus pouvait paraître suspect. Ce n’est pas que le notaire soit précisément enragé ; mais, ne trouvant pas à l’instant même d’excuse plausible, j’accepte.

J’ai tout de suite occasion d’admirer l’aisance avec laquelle l’Alsacien fait face à toute nouvelle situation. Je sais très bien que le père W..., un ancien moblot de 70, a dû recevoir le coup