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C’est pourquoi il vaut la peine de l’avertir. L’historien frappe à l’Idée, comme l’ancien disait : « Frappe au visage ! » Une de ses formules est celle-ci : « Une idée qui a régné dans l’esprit d’une époque, est un fait. » L’âme, avec tous ses penchants, produit l’idée, laquelle devient fait, et le tout observé et transmis, c’est l’histoire. Comment les idées sont devenues institutions, telle est la pensée maîtresse des deux grands livres. Histoire animiste, s’il en fut.

Ainsi, Fustel de Coulanges, historien vraiment moderne, est un historien politique : d’où la gravité de ses développements et de ses conclusions : quand on aborde de tels sujets, il ne faut pas se tromper : il y va de l’existence et du bonheur des générations ; mais aussi, à découvrir et à exposer le drame des siècles dans son infinie complexité, on ne s’amuse pas ; à chercher et à trouver les mobiles des humains, l’amertume vous vient au cœur. Fustel de Coulanges pâtit toute sa vie de cette double souffrance. Scrupule, angoisse, il était de ceux « qui reviennent de l’enfer. » Non seulement épique, mais tragique. Car, il voyait les hommes à la fois comme ils sont, et comme ils devraient être.

Cet homme, tel qu’il est resté dans mon souvenir, mince, chétif, allongé, le visage pâle, les favoris clairs et effilés, les épaules étroites, le corps bien pris et finement sculpté, l’œil de feu, la parole « grêle et suraiguë, qui entrait en vous comme une vrille, » exhalait une vie intense et comme exténuée, mais agitait, comme une flamme, l’ardeur de savoir, de prouver, de convaincre. Il mourait de jour en jour à sa tâche, et la relevait cependant, haletant vers son but unique, la vérité.

Dans le carrefour d’histoire où il vécut, quand les bases de la société française et des sociétés européennes étaient ébranlées par les crises intérieures et la menace extérieure, quand les peuples germains se massaient de nouveau sur la frontière et qu’il réfléchissait à ce qu’il avait vu, des journées de juin à la journée de Sedan, il était comme la vigie qui, sentant se lever l’orage, sonne à toute volée la cloche de l’histoire.

Patriote, certes ! Il tremble pour son pays, il tremble pour la civilisation latine dont il est. Mais son sentiment ne le domine pas : c’est lui qui domine son sentiment, au contraire. Il le subordonne à sa probité. Extraordinaire alliage d’une passion ardente et d’une froide impartialité. On a dénigré la France :