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Au bout d’un quart d’heure, le capitaine arrive. C’est une espèce de colosse, sanglé dans un uniforme flambant neuf et dont le visage n’est guère avenant. « Qu’est-ce qui se passe ici ? » Je m’explique en le saluant poliment. Aussitôt il monte sur ses ergots. « Etes-vous le régisseur ? » Je lui dis que non, mais qu’en l’absence de mon ami, je m’occupe de ses propriétés ; puis je lui explique de quoi il s’agit. Je lui montre la grande écurie où il y aurait encore de la place pour six chevaux, s’il voulait bien ordonner à ses hommes de donner un coup de main. Il y jette un coup d’œil, et du ton dont il aurait apostrophé un de ses subordonnés : « Tout ça ne me regarde pas. Mes chevaux resteront ici. Quant à vos vaches, faites-en ce que vous voudrez. Mettez-les dans votre salle à manger ou dans votre salon ! » Je suis abasourdi de cette sortie, et comme la moutarde me monte au nez, je lui réponds que, somme toute, il n’est pas ici en pays conquis. là-dessus il ne se possède plus de rage et se met à hurler : « Mais non plus en pays ami ! Et ce n’est pas d’aujourd’hui que je le constate ! » Et il m’envoie au diable au milieu des ricanements des soldats témoins de cette scène.


17 août. — A mon retour, je trouve toute la maison en émoi. Quelques-uns de nos hommes ont fracturé la clôture d’un soupirail et ont pénétré dans la cave où ils ont tiré du vin et fouillé dans la caisse où nous avions réuni nos objets de valeur. Je me disposais à porter plainte au commandant, quand au même moment on sonne l’alarme. Au bout d’une demi-minute, tous les soldats qui depuis quelque temps se tenaient sur le qui-vive, ont disparu comme par enchantement. Les compagnies se rangent le long de la route, les capitaines, d’un ton nerveux, font des allocutions à leurs hommes ; un hoch, des hurrahs, et le régiment se met en marche vers Grendelbruch. Il pleut à torrents.

Les voitures attelées et munies de leurs bâches sont restées à Saint-Léonard. Les soldats qui les accompagnent, immobiles sous leurs longs manteaux, sont bientôt, par suite de la pluie battante, mouillés comme des rats. La cour du Chapitre offre du reste un aspect lamentable : la paille et le foin, les os de cuisine, les boites de conserve font un véritable fumier. A l’agitation a succédé le calme, et au milieu du silence la longue file des voitures a l’air de corbillards...