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d’art, surtout d’art gothique : il admire beaucoup la Vierge qui est au fond de ma cour, et fait un petit speech aux soldats pour leur recommander de ne pas l’endommager. Dans le jardin, il s’arrête longuement devant les restes de l’église romane. Nous faisons ensuite le tour de la propriété de mon ami, et tout naturellement nous parlons de la guerre. Il affecte une grande sympathie pour la France, et elle me parait sincère : « Quel malheur pour la France, me dit-il, que cette guerre ! Ce n’est certes pas nous qui l’avons voulue. Si, comme j’en suis à peu près sûr, elle est battue, qu’en adviendra-t-il ? Engagée en Russie pour des milliards qui sont d’ores et déjà perdus, on lui imposera une énorme contribution de guerre qui achèvera sa ruine. Et puis, son armée n’est plus ce qu’elle était. J’ai eu l’occasion de la voir à l’œuvre tout récemment. Elle n’a plus cet élan qui avait fait sa réputation. J’ai vu des soldats, saisis de panique, jeter non seulement leur fourniment, mais aussi leurs armes. Puis, ils ne savent plus se servir de leurs fusils. Exactement comme en 1870, ils les prennent sous le bras et lâchent la détente sans viser, ce qui donne des résultats déplorables. »

... Je venais à peine de rentrer quand Mlle Laugel (sœur de M. Anselme Laugel) me fait chercher : des difficultés ont surgi à propos du logement des chevaux. Au lieu de dix-huit qu’on nous avait assignés le matin, il y en a maintenant près de trente. La cour de Laugel offre un étrange aspect. Le sol est jonché de foin et de paille. Une cohue d’attelages, de chevaux et de soldats, ces derniers appartenant presque tous au bataillon des tire-au-flanc : Stallbürche, brosseurs, ordonnances, cuisiniers, la plus détestable engeance. Un de ces soldats a eu l’idée de mettre les chevaux de son capitaine, deux énormes bêtes, dans l’écurie aux vaches. Ces dernières sont affolées par ce voisinage, elles ne veulent plus se laisser traire. Par suite de leurs gambades, les licous se sont enchevêtrés et manquent de les étrangler. Appuyé contre le montant de la porte, un homme d’écurie fume impassiblement sa grosse pipe. Je lui dis : « Voyons, vous ne pouvez pas laisser ces chevaux ici. » Pas de réponse. « Cette écurie a été expressément réservée aux vaches par les fourriers ! — Ce sont les ordres du capitaine ; je n’ai le droit d’y changer quoi que ce soit ; autrement, il serait furieux. Parlez-lui vous-même. »