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vaincu l’Europe. Surgira-t-il un de ces capitaines qui attachent la victoire au drapeau, ou bien la guerre se déroulera-t-elle indécise, jusqu’à ce qu’elle cesse, faute d’argent et de combattants ? Personne ne le sait. On le discute dans le grand salon de mon ami, et cela me rappelle l’introduction des contes de Boccace, ou, pour fuir la peste, quelques nobles dames de Florence se sont retirées dans un château merveilleux, loin des horreurs de la grande mort. Le décor de K. n’est pas celui d’un jardin italien, mais il n’en est pas moins beau : par les fenêtres ouvertes, on plonge sur le parc, dont les grands arbres se reflètent dans l’étang.


8 août. — Ce soir, mon frère et moi nous sommes montés au Steinberg. Tout à coup nous entendons distinctement plusieurs coups de canon dans la direction de Saales. Ce ne seront probablement pas les derniers, mais ils nous impressionnent. L’effet de ces six détonations est d’autant plus saisissant qu’autour de nous règne un profond silence. La nature n’a jamais été plus belle, les arbres plient sous la charge de leurs fruits, le ciel est sans nuages. Nous échangeons des réflexions tristes et amères sur la guerre et sur son dénouement probable : on en revient toujours au problème de la responsabilité.

Près de Saint-Léonard, quelques hommes rentrent harassés du fort. Parmi eux, mon ouvrier K., armé d’une scie. Il me rend compte de ses impressions. Tous ces soldats allemands ont le diable au corps, surtout les Rhénans. Ils prétendent que dans quinze jours, ils seront à Paris, le comte Hæseler l’a déclaré. K. n’est pas éloigné de le croire... Il faudra voir !


10 août. — ... Tout le monde à Obernai se tient sur le qui-vive ; on évite de se compromettre par une appréciation quelconque des événements, car on moucharde partout. L’impression générale est que l’écrasement de la France, dont les Allemands s’étaient flattés au début, pourrait être plus difficile qu’on ne le prévoyait.


11 août. — Les bruits les plus contradictoires circulent dans la contrée ; 60 000 Français seraient cernés dans la vallée de Saint-Amarin, et on les aurait sommés de déposer les armes.