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voie qui puisse conduire à quelque vue d’ensemble. Pour un jour de synthèse il faut des années d’analyse. » La synthèse est donc son objet ; c’est là qu’il va, engrangeant sans cesse les détails sur sa route. Au fur et à mesure, qu’il avance et qu’il recueille, l’histoire se fait en lui-même ; il l’élabore, la travaille, s’en nourrit ; elle devient sa propre substance. Et quand elle sera bien à lui et bien lui, il la dira.

De là cette expression, d’une qualité unique, cette langue d’une pureté de cristal, mais de cristal vivant et animé qui fut, peut-être, la plus belle prose du siècle. N’ayant ni l’artifice de celle de Chateaubriand, ni l’emphase de celle de Hugo, ni la froideur de celle de Guizot, ni l’intempérance de celle de Michelet, ni le tendu de celle de Flaubert, elle est la langue française naturelle, loyale et transparente, — droite comme l’œuvre et comme l’homme.

Fustel de Coulanges a une langue sans reproche parce que son esprit et son âme sont sans tache. Et pourtant, son style est tout le contraire d’un style froid ; il est plein d’ardeur et de passion, comme l’homme lui-même ; dans la force de sa conviction il a trouvé cette qualité de la vie, le mouvement, avec quelque chose de plus chaleureux encore, comme si la chaleur accumulée de tant de siècles et tant de générations s’était déposée et concentrée dans ces couches profondes de l’histoire d’où il la reçut.

On a dit que Fustel de Coulanges n’était pas un psychologue. Sa psychologie ne s’attarde pas à considérer l’individu, voilà tout. Elle procède par masses : il est le psychologue des foules et des époques. Il écrit, à propos de Tacite : « Sa profondeur d’observation psychologique n’est pas précisément la qualité la plus précieuse d’un historien qui, dans l’étude des sociétés, doit bien moins se préoccuper de marquer les replis cachés du cœur humain que d’apercevoir nettement les formes sociales, les intérêts et toutes les vérités purement relatives de l’humanité changeante. »

« Les vérités de l’humanité changeante, » cela veut dire les idées en marche. La faculté d’abstraction de Fustel de Coulanges le porte droit à l’idée, à l’idée, fille de la liberté. L’homme agit selon sa nature libre : voilà ce qui donne le vrai sens aux conclusions du grand historien. L’homme ne fait que ce qu’il veut ; à l’heure critique, il choisit.