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grand nombre des partants manifeste peu d’enthousiasme...

Nous rebroussons chemin, à la suite des pauvres femmes qui rejoignent lentement leurs logis. Et les prochains jours vont voir se renouveler ces départs, jusqu’à ce que les 600 hommes qui forment le contingent d’Obernai aient rejoint leurs corps.


Mardi, 4 août. — Le soir, notre voisin D... revient du fort de Mutzig. Il est déjà équipé en feldgrau. Deux compagnies de son régiment, le 90e de Saverne, sont exclusivement formées d’Alsaciens. On leur permet de se grouper par communes ; les officiers sont convenables. Il ne croit pas encore à la guerre. On lui raconte que les Anglais, les Belges, les Japonais sont du côté de l’Allemagne, et qu’avec la France rien n’est encore fait, que les pourparlers continuent. Je lui dis qu’il n’y a rien de vrai dans tout cela, si ce n’est que la guerre n’est pas encore déclarée entre l’Allemagne et la France.

Ils ont dans leur compagnie plusieurs Alsaciens revenus de France ; l’un d’eux raconte qu’il a été maltraité et chassé à coups de pied. Ce serait en contradiction avec ce que le fils de notre cuisinière a raconté le matin [1]. En cas de guerre entre la France et l’Allemagne, c’est bien l’Alsace qui sera l’enjeu. Des gens qui risquent leur peau pour nous délivrer, doivent trouver mauvais que les Alsaciens quittent leur patrie d’adoption pour renforcer leurs ennemis. Il faut croire que, de leur côté, les Allemands ne pensaient pas que les Alsaciens répondraient avec un tel ensemble à l’appel aux armes, car un ordre du jour du colonel les félicite hautement de cette preuve de patriotisme. Pour qui a assisté à la mobilisation, le contraire eut été étonnant : l’auraient-ils voulu, les Alsaciens n’auraient pu se soustraire au service : les frontières étaient gardées, les gendarmes étaient continuellement dans les villages et terrorisaient le pauvre monde. Puis, il faut bien le dire, à part quelques rares exceptions, vieux soldats de 70, le peuple ne sait plus grand chose de la France.


Ces lignes ne traduisaient pas fidèlement le sentiment profond du peuple alsacien. Quelques semaines plus tard, les événements allaient le démontrer avec une évidence à laquelle M. Spindler se

  1. Ce jeune homme, ouvrier dans une usine parisienne, venait de rentrer en Alsace sans que personne en France se fut opposé à son retour.