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met plus d’empressement à nous rendre nos saluts : c’est comme si le danger commun renouait les liens d’amitié.

Je m’approche des affiches. Partout je remarque, surtout chez les femmes, des traits tirés ; certaines pleurent.

Ce qui me frappe à la lecture de ces affiches, c’est la mobilisation complète des hommes valides de dix-sept à quarante-cinq ans. Cela fait donc vingt-huit classes qui vont être convoquées d’un jour à l’autre... Ce seraient quelques millions d’hommes que l’Allemagne mettrait aussitôt en ligne. Je commence à comprendre pourquoi les officiers de Strasbourg paraissaient si sûrs d’écraser la France, car jamais celle-ci ne pourra mettre autant d’hommes en ligne.

Je remarque le ferblantier qui pérore au milieu d’un rassemblement. J’entends qu’il est question d’une grande bataille qui doit se livrer en ce moment à Scherwiller : « Je vous le certifie, ce n’est pas une invention, le gendarme l’a raconté lui-même. » Il paraît qu’en effet les gendarmes ont passé en auto, se sont arrêtés sur la place et ont raconté à qui voulait l’entendre que les Français avaient envahi les vallées de Villé et de Sainte-Marie, qu’ils avaient débouché sur Scherwiller où se livrait en ce moment une grande bataille. En effet, l’on croit entendre le canon. Cependant, comme il n’y a pas encore eu déclaration de guerre, une entrée en campagne aussi rapide nous laisse un peu sceptiques. Les gendarmes ont encore raconté qu’on a fusillé le maire de Saales, dans la maison duquel on avait découvert dix officiers français revêtus d’uniformes allemands...


Lundi, 3 août. — ... A Obernai, en passant devant le bureau de l’Oberehnheimer Anzeiger, mon attention est attirée par une dépêche écrite à la main : Die Revolution in Paris ausgebrochen, die Stadt steht in Flammen ! Præsident Poincaré ermordet ! Cet assassinat, après celui de Jaurès, que les journaux nous ont annoncé, me parait un de ces canards dont la tendance saute aux yeux. Le banquier S..., qui m’accoste un peu plus loin, n’y croit pas non plus.

Le mouvement de la foule se porte vers la gare, nous la suivons… Il y a un long train en partance. Par les portières largement ouvertes, on aperçoit une cohue de jeunes gens passablement avinés, les uns en uniforme, les autres en civil. Des cris, des chants. Sur le quai des femmes pleurent. Le plus